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Contes et légendes du Québec

Le fantôme de l'érablière

Erabliere

Adapté d'un conte populaire de la Beauce.

Quand la sève des érables se remet à couler au mois de mars, on doit la recueillir pour la faire bouillir et la transformer en sirop et en sucre. Autrefois, le bouilleur montait à son bois d'érables éloigné de la ferme et il passait souvent quelques semaines tout seul dans sa cabane pour accomplir sa tâche. Et l'on sait bien que les fantômes rôdent, la nuit, dans les érablières...

Chez nous, au Québec, le printemps c'est le temps des sucres. Dès le début de mars la vie reprend dans les érablières. On rouvre les « cabanes à sucre » et l'on s'apprête à faire la récolte de la sève des érables. Pendant cinq à huit semaines le cultivateur délaisse sa ferme pour venir à l'érablière fabriquer le sirop et le sucre d'érable.

Les érablières sont souvent assez distantes des fermes. C'est pourquoi, avant l'ère de l'automobile et de la motoneige, le sucrier partait avec le cheval et la charrette vers le « haut ». Il habitait l'érablière tout le temps qu'il fallait bouillir la récolte de sève. Mais bouillir n'est pas un travail de paresseux car il faut sans cesse alimenter le feu et surveiller la cuisson du sirop. S'arrêter en cours de cuisson signifie qu'il faut tout recommencer. Les sucriers préféraient souvent partir seuls pour ne pas être dérangés et finir le plus vite possible. Mais pendant les longues nuits passées à la cabane, ils étaient parfois victimes de tours joués par des sucriers voisins ou de bien étonnantes tromperies.

Une nuit que Baptiste Riverin « bouillait », il entendit une plainte venir de la cheminée : « Oh, Ooh, Oouh ! » « C'est le vent », se dit-il.

Une heure plus tard la plainte se fit de nouveau entendre plus forte et plus longue :
« Oh, oh, hou, ohouou, houoo ... »

Baptiste alla voir dehors, mais il ne vit aucune trace de pattes ou de pas dans la neige autour de la cabane.

« Sans doute un animal pris dans un piège », se dit-il, ne voulant pas donner à la peur la chance de l'envahir. Il revint à son sirop.

Mais voilà que la plainte devint un cri et qu'elle s'accompagna d'un grattement sonore dans la cheminée.

Pauvre Baptiste sentit ses cheveux se raidir. Pris d'une grande panique, il abandonna le poêle et le sirop et se sauva à toutes jambes. Il traversa l'érablière et s'enfuit à sa maison d'en bas. Il y passa une nuit pleine de cauchemars.

Au petit matin, il fallut bien retourner à la cabane à sucre. Il s'y rendit, remit le feu en marche et recommença à bouillir. La nuit venue la plainte sinistre se fit de nouveau entendre : « Oh, oh, ohouh... »

Baptiste Riverin, il faut le dire, n'avait pas la conscience tranquille. Tout au fond de lui-même il pensait : « C'est la voix du fantôme de Philémon Gamache. Je la reconnais ! »

Philémon Gamache était un voisin à qui il devait une somme d'argent assez rondelette. Mais le Philémon était mort pendant l'hiver et Baptiste s'était cru libéré de sa dette. Ce soir il comprit que le fantôme de Philémon ne le laisserait pas faire son sirop en paix. Baptiste essaya de travailler malgré les bruits ; les plaintes et les grattements se firent de plus en plus lugubres et persistants. Le fantôme de Philémon Gamache allait arriver par la cheminée et lui réclamer son dû !

N'y tenant plus, Baptiste se sauva encore une fois dans la nuit froide, vers le village où le protégeraient les vivants. Le lendemain, avant de remonter à l'érablière, Baptiste Riverin s'en alla chez la veuve Gamache payer sa dette sans en parler à personne. La veuve, ravie, accepta l'argent avec joie car elle en avait bien besoin et Baptiste, penaud, reprit le chemin de l'érablière. Il ralluma le feu, continua la cueillette de la sève et ne s'arrêta plus de bouillir jusqu'à la fin de la saison des sucres.

Il n’entendit plus ni plaintes ni grattements dans la cheminée. Puis, quand la sève s'arrêta de couler, Baptiste rangea ses seaux, ses goudrelles et ses chaudrons. Il entassa les bidons de sirop dans la charrette et vérifia l'état de la corde de bois.

Puis, en dernier lieu, le feu étant tout à fait éteint, il démonta le tuyau de la cheminée.

Savez-vous ce qu'il trouva dans le tuyau ?

Un gros hibou mort !

Mille ans de contes, Québec, Cécile Gagnon

Le cheval noir de saint-Augustin de Desmaures

Cheval

Voici l’histoire du Diable qui se transforma en cheval. On connait la paroisse de Saint-Augustin-de-Desmaures. Pendant longtemps, on en parla énormément vu que ses habitants refusaient de vendre leurs terres a une aluminerie. Mais les évènements dont il est ici question survinrent "dans le bon vieux temps", il y a trois cent ans, au moment où Saint-Augustin n’était pas encore une véritable paroisse, seulement une desserte: un prêtre du Séminaire de Québec allait dire la messe là le dimanche et retournait ensuite au séminaire. Mais il n’aimait pas cette situation et il voulait absolument faire construire une église. Un bon tantôt, après la messe, il réunit les cultivateurs de l’endroit et leur dit : "il nous faut une église, une belle église, trois fois plus grande que la petite école qui nous sert pour la messe le dimanche". Les cultivateurs n’étaient pas d’accord : "on en revient de votre grande église. Qui va la payer ? C’est nous autres. Et vous voulez à part ça un clocher qui pointe vers le ciel! Et un coq en plus ? On en revient. Venez pas nous achaler avec ça."

Le prêtre, découragé, retourna à sa chambre, prit un petit verre de vin et se coucha. Dans son sommeil, il se sentit interpellé :"François! François! " La peur le prit et il fit un examen de conscience. Il se dit :"pourtant, je suis en état de grâce, je suis allé à confesse. Je n’ai pas de raison de m’apeurer comme ça." Il se retourna et se rendormit. Peu de temps après, il entendit encore la même voix: "François! François! Je suis Notre-Dame du Bon Secours. Je sais que tu as de la difficulté avec les cultivateurs et je veux venir à ton aide. J’ai un moyen pour construire ton église: demain matin, tu vas trouver un gros cheval noir attaché à la porte de l’école. Cet animal-là va t’aider à transporter les roches pour bâtir ton église."

Le matin, quand il se leva, il aperçut à cet endroit un beau cheval bien musclé, une bête splendide. Cependant, Notre-Dame du Bon Secours lui avait aussi dit : "il ne faut absolument pas lui enlever la bride, sinon ce sera fini. Il pourrait même y avoir un cataclysme." Le prêtre se dit :"s’il ne faut que cela pour réussir, je ne lui enlèverai certainement pas la bride !" Quand les cultivateurs aperçurent le cheval, ils tombèrent en admiration. Ils demandaient :"est ce que le prêtre a acheté un nouveau cheval ? Tu parles d’une belle bête !" Ils étaient très surpris. Le prêtre leur dit : "on va travailler à transporter des pierres pour l’église." puis il se tourna vers le sacristain :"tu vas atteler ce gros cheval noir à la traîne et tu vas commencer aujourd’hui à transporter des roches." Comme l’animal était très fort, Narcisse augmentait la charge, voyage après voyage, et le cheval tirait sans problème un poids toujours plus lourd. Les cultivateurs qui regardaient cela avec admiration se dirent entre eux :"on est capable d’en faire autant !" et ils se mirent eux aussi a charroyer des pierres pour l’église.

Le quatrième jour vers les onze heures, le petit garçon de Narcisse surgit de la maison en criant :"Louise est tombée en bas de l’escalier! Viens vite, maman t'appelle." Comme le sacristain tenait absolument à ce que les roches soient transportées, il apostropha son voisin :"Jacques! Prends ma place!"

Jacques, c’était un gros bonhomme qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et qui était indépendant comme un chat. Aussi, quand il entendit Narcisse lui dire :"il ne faut pas que tu lui enlèves la bride ni que tu le charges trop parce qu’il commence à être fatigué", il prit le cheval, mais en marmonnant: "si tu penses que je ne connais pas les chevaux, tu te trompes. Je les connais autant que toi et je ferai bien ce que je voudrai." Il charroya les roches une partie de l’après-midi et, vers les quatre heures, le cheval s’arrêta près d’un ruisseau. "Qu’est-ce qu’il veut, le cheval? Il a l’air d’avoir soif." Jacques descendit de la traine et approcha l’attelage près de l’eau. Mais l’animal avait de la difficulté à boire. L’homme enleva alors la bride au cheval noir dont les yeux devinrent des tisons pendant que des flammes lui sortaient de la gueule. Le ruisseau s’assécha complétement et il se forma un trou béant où furent engloutis Jacques, le cheval, et la charge de roches. Puis le trou se referma.

On n’entendit plus reparler du cheval du Diable. C’est la légende de la première église de Saint-Augustin dont les fondations sont encore apparentes sur le chemin du bord de l’eau et où on peut vérifier soi-même que cette histoire est vraie.

Bestiaire des légendes du Québec, Nicole Guilbault

St augustin

Le fantôme de l'avare

Avare

Vous connaissez tous, vieillards et jeunes gens, l’histoire que je vais vous raconter. La morale de ce récit, cependant, ne saurait vous être redite trop souvent, et rappelez-vous que, derrière la légende, il y a la leçon terrible d’un Dieu vengeur qui ordonne au riche de faire la charité.

C’était la veille du jour de l’an de grâce 1858.

Il faisait un froid sec et mordant.

La grande route qui longe la rive nord du Saint-Laurent de Montréal à Berthier était couverte d’une épaisse couche de neige, tombée avant la Noël.

Les chemins étaient lisses comme une glace de Venise. Aussi, fallait-il voir si les fils des fermiers à l’aise des paroisses du fleuve se plaisaient à « pousser » leurs chevaux fringants, qui passaient comme le vent au son joyeux des clochettes de leurs harnais argentés.

Je me trouvais en veillée chez le père Joseph Hervieux, que vous connaissez tous. Vous savez aussi que sa maison, qui est bâtie en pierre, est située à mi-chemin entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie. Il y avait fête ce soir-là chez le père Hervieux. Après avoir copieusement soupé, tous les membres de la famille s’étaient rassemblés dans la grande salle de réception.

Il est d’usage que chaque famille canadienne donne un festin au dernier jour de chaque année, afin de pouvoir saluer, à minuit, avec toutes les cérémonies voulues, l’arrivée de l’inconnue qui nous apporte à tous une part de joies et de douleurs.

Il était dix heures du soir.

Les bambins, poussés par le sommeil, se laissaient les uns après les autres rouler sur les robes de buffle qui avaient été étendues autour de l’immense poêle à fourneau de la cuisine.

Seuls les parents et les jeunes gens voulaient tenir tête à l’heure avancée et se souhaiter mutuellement une bonne et heureuse année avant de se retirer pour la nuit.

Une fillette vive et alerte, qui voyait la conversation languir, se leva tout à coup et, allant déposer un baiser respectueux sur le front du grand-père de la famille, vieillard presque centenaire, lui dit d’une voix qu’elle savait irrésistible :

- Grand-père, redis nous, je t’en prie, l’histoire de la rencontre avec l’esprit de ce pauvre Jean-Pierre Beaudry – que Dieu ait pitié de son âme – que tu nous racontas l’an dernier, à pareille époque. C’est une histoire bien triste, il est vrai, mais ça nous aidera à passer le temps en attendant minuit.

- Oh ! oui ! Grand-père, l’histoire du jour de l’An, répétèrent en chœur les convives, qui étaient presque tous les descendants du vieillard.

- Mes enfants, reprit d’une voix tremblotante l’aïeul aux cheveux blancs, depuis bien longtemps, je vous répète, à la veille de chaque jour de l’An, cette histoire de ma jeunesse. Je suis bien vieux et, peut-être pour la dernière fois, vais-je vous la redire ici ce soir. Soyez tout attention, et remarquez surtout le châtiment terrible que Dieu réserve à ceux qui, en ce monde, refusent l’hospitalité au voyageur en détresse.

Le vieillard approcha son fauteuil du poêle, et, ses enfants ayant fait cercle autour de lui, il s’exprima en ces termes :

- Il y a de cela soixante-dix ans aujourd’hui. J’avais vingt ans alors.

Sur l’ordre de mon père, j’étais parti de grand matin pour Montréal afin d’aller y acheter divers objets pour la famille ; entre autres, une magnifique dame-jeanne de jamaïque, qui nous était absolument nécessaire pour traiter dignement les amis à l’occasion du Nouvel An. A trois heures de l’après-midi, j’avais fini mes achats, et je me préparais à reprendre la route de Lanoraie. Mon « brelot » était assez bien rempli, et comme je voulais être de retour chez nous avant neuf heures, je fouettai vivement mon cheval qui partit au grand trot. A cinq heures et demie, j’étais à la traverse du bout de l’île, et j’avais jusqu’alors fait bonne route. Mais le ciel s’était couvert peu à peu et tout faisait présager une forte bordée de neige. Je m’engageai sur la traverse, et avant que j’eusse atteint Repentigny il neigeait à plein temps. J’ai vu de fortes tempêtes de neige durant ma vie, mais je ne m’en rappelle aucune qui fût aussi terrible que celle-là. Je ne voyais ni ciel ni terre, et à peine pouvais-je suivre le « chemin du roi » devant moi, les « balises » n’ayant pas encore été posées, comme l’hiver n’était pas avancé. Je passai l’église Saint-Sulpice à la brunante ; mais bientôt, une obscurité profonde et une poudrerie qui me fouettait la figure m’empêchèrent complètement d’avancer. Je n’étais pas bien certain de la localité où je me trouvais, mais je croyais alors être dans les environs de la ferme du père Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d’attacher mon cheval à un pieu de la clôture du chemin, et de me diriger à l’aventure à la recherche d’une maison pour y demander l’hospitalité en attendant que la température fût apaisée. J’errai pendant quelques minutes et je désespérais de réussir, quand j’aperçus, sur la gauche de la grande route, une masure à demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas avoir encore vue. Je me dirigeai en me frayant avec peine un passage dans les bancs de neige vers cette maison que je crus tout d’abord abandonnée. Je me trompais cependant ; la porte en était fermée, mais je pus apercevoir par la fenêtre la lueur rougeâtre d’un bon feu de « bois franc » qui brûlait dans l’âtre. Je frappai et j’entendis aussitôt les pas d’une personne qui s’avançait pour m’ouvrir. Au « Qui est là ? » traditionnel, je répondis en grelottant que j’avais perdu ma route, et j’eus le plaisir immédiat d’entendre mon interlocuteur lever le loquet. Il n’ouvrit la porte qu’à moitié, pour empêcher autant que possible le froid de pénétrer dans l’intérieur, et j’entrai en secouant mes vêtements qui étaient couverts d’une couche épaisse de neige.

« Soyez le bienvenu », me dit l’hôte de la masure en me tendant une main qui me parut brûlante, et en m’aidant à me débarrasser de ma ceinture fléchée et de mon capot d’étoffe du pays.

Je lui expliquais en peu de mots la cause de ma visite, et après l’avoir remercié de son accueil bienveillant, et après avoir accepté un verre d’eau-de-vie qui me réconforta, je pris place sur une chaise boiteuse qu’il m’indiqua de la main au coin du foyer. Il sortit en me disant qu’il allait sur la route quérir mon cheval et ma voiture, pour les mettre sous une remise, à l’abri de la tempête.

Je ne pus m’empêcher de jeter un regard curieux sur l’ameublement original de la pièce où je me trouvais. Dans un coin, un misérable banc-lit, sur lequel était étendue une peau de buffle, devait servir de couche au grand vieillard aux épaules voutées qui m’avait ouvert la porte. Un ancien fusil, datant probablement de la domination française, était accroché aux soliveaux en bois brut qui soutenaient le toit en chaume de la maison. Plusieurs têtes de chevreuils, d’ours et d’orignaux étaient suspendues comme trophées de chasse aux murailles blanchies à la chaux. Près du foyer, une bûche de chêne solitaire semblait être le seul siège vacant que le maitre de céans eut à offrir au voyageur qui, par hasard, frappait à sa porte pour lui demander l’hospitalité.

Je me demandais quel pouvait être l’individu qui vivait ainsi en sauvage en pleine paroisse de Saint-Sulpice, sans que j’en eusse jamais entendu parler ? Je me torturais en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde, depuis Lanoraie jusqu’à Montréal, mais je n’y voyais goutte. Sur ces entrefaites, mon hôtes rentra et vint, sans dire mot, prendre place vis-à-vis de moi, à l’autre coin de l’âtre.

« Grand merci de vos bons soins, luis dis-je, mais voudriez-vous bien m’apprendre à qui je dois une hospitalité aussi franche. Moi qui connais la paroisse de Saint-Sulpice comme mon « pater », j’ignorais jusqu’aujourd’hui qu’il y eut une maison située à l’endroit qu’occupe la vôtre, et votre figure m’est inconnue. »

En disant ces mots, je le regardais en face, et j’observais pour la première fois les rayons étranges que produisaient les yeux de mon hôte ; on aurait dit les yeux d’un chat sauvage. Je reculais instinctivement mon siège en arrière, sous le regard pénétrant du vieillard qui me regardait en face, mais qui ne me répondait pas.

Le silence devenait fatigant, et mon hôte me fixait toujours de ses yeux brillants comme les tisons du foyer.

Je commençais à avoir peur.

Rassemblant tout mon courage, je lui demandais de nouveau son nom. Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son siège. Il s’approcha de moi à pas lents, et posant sa main osseuse sur mon épaule tremblante, il me dit d’une voix triste comme le vent qui gémissait dans la cheminée :

« Jeune homme, tu n’as pas encore vingt ans, et tu demandes comment il se fait que tu ne connaisses pas Jean-Pierre Beaudry, jadis le richard du village. Je vais te le dire, car ta visite ce soir me sauve des flammes du purgatoire où je brûle depuis cinquante ans sans avoir jamais pu jusqu’aujourd’hui remplir la pénitence que Dieu m’avait imposée. Je suis celui qui jadis, par un temps comme celui-ci, avait refusé d’ouvrir sa porte à un voyageur épuisé par le froid, la faim et la fatigue. »

Mes cheveux se hérissaient, mes genoux s’entrechoquaient, et je tremblais comme la feuille de peuplier pendant les fortes brises du Nord. Mais le vieillard, sans faire attention à ma frayeur, continuait toujours d’une voix lente :

« Il y a de cela cinquante ans. C’était bien avant que l’Anglais eût jamais foulé le sol de ta paroisse natale. J’étais riche, bien riche, et je demeurais alors dans la maison où je te reçois, ici, ce soir. C’était la veille du jour de l’An, comme aujourd’hui, et seul près de mon foyer, je jouissais du bien-être d’un abri contre la tempête et d’un bon feu qui me protégeait contre le froid qui faisait craquer les pierres des murs de ma maison. On frappa à ma porte, mais j’hésitais à ouvrir. Je craignais que ce ne fût quelque voleur, qui, sachant mes richesses, ne vint pour me piller, et qui sait, peut-être m’assassiner.

« Je fis la sourde oreille et, après quelques instants, les coups cessèrent. Je m’endormis bientôt, pour ne me réveiller que le lendemain, au grand jour, au bruit infernal que faisaient deux jeunes hommes du voisinage qui ébranlaient ma porte à grands coups de pied. Je me levai à la hâte pour aller les châtier de leur impudence, quand j’aperçus, en ouvrant la porte, le corps inanimé d’un jeune homme qui était mort de froid et de misère sur le seuil de ma maison. J’avais, par amour de mon or, laissé mourir un homme qui frappait à ma porte, et j’étais presque un assassin. Je devins fou de douleur et de repentir.

« Après avoir fait chanter un service solennel pour le repos de l’âme du malheureux, je divisai ma fortune entre les pauvres des environs, en priant Dieu d’accepter ce sacrifice en expiation du crime que j’avais commis. Deux ans plus tard, je fus brûlé vif dans ma maison et je dus aller rendre compte à mon créateur de ma conduite sur cette terre que j’avais quitté d’une manière si tragique. Je ne fus pas trouvé digne du bonheur des élus et je fus condamné à revenir, à la veille de chaque nouveau jour de l’An, attendre ici qu’un voyageur vint frapper à ma porte, afin que je puisse lui donner cette hospitalité que j’avais refusée de mon vivant à l’un de mes semblables. Pendant cinquante hivers, je suis venu, par l’ordre de Dieu, passer ici la nuit du dernier jour de chaque année, sans que jamais un voyageur dans la détresse ne vint frapper à ma porte. Vous êtes enfin venu ce soir, et Dieu m’a pardonné. Soyez à jamais béni d’avoir été la cause de ma délivrance des flammes du purgatoire, et croyez que, quoi qu’il vous arrive ici-bas, je prierai Dieu pour vous là-haut. »

Le revenant, car c’en était un, parlait encore quand, succombant aux émotions terribles de frayeur et d’étonnement qui m’agitaient, je perdis connaissance…

Je me réveillais dans mon brelot, sur le chemin du roi, vis-à-vis de l’église de Lavaltrie.

La tempête s’était apaisée et j’avais sans soute, sous la direction de mon hôte de l’autre monde, repris la route de Lanoraie.

Je tremblais encore de frayeur quand j’arrivais ici à une heure du matin et que je racontais aux convives assemblés la terrible aventure qui m’était arrivée.

Mon défunt père – que Dieu ait pitié de son âme – nous fit mettre à genoux et nous récitâmes le rosaire, en reconnaissance de la protection spéciale dont j’avais été trouvé digne, pour faire sortir ainsi des souffrances du purgatoire une âme en peine qui attendait depuis si longtemps sa délivrance. Depuis cette époque, jamais nous n’avons manqué, mes enfants, de réciter, à chaque anniversaire de ma mémorable aventure, un chapelet en l’honneur de la Vierge Marie, pour le repos des âmes des pauvres voyageurs qui sont exposés au froid et à la tempête.

Quelques jours plus tard, en visitant Saint-Sulpice, j’eus l’occasion de raconter mon histoire au curé de cette paroisse. J’appris de lui que les registres de son église faisant en effet mention de la mort tragique d’un nommé Jean-Pierre Beaudry, dont les propriétés étaient alors situées où demeurent maintenant le petit pierre Sansregret. Quelques esprits forts ont prétendu que j’avais rêvé sur la route. Mais où avais-je donc appris les faits et les noms qui se rattachaient à l’incendie de la ferme du défunt Beaudry, dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler ? M. le curé de Lanoraie, à qui je confiais l’affaire, ne voulut rien en dire, si ce n’est que le doigt de Dieu était en toutes choses et que nous devions bénir son saint nom.

Le maitre d’école avait cessé de parler depuis quelques moments, et personne n’avait osé rompre le silence religieux avec lequel on avait écouté le récit de cette étrange histoire. Les jeunes filles émues et craintives se regardaient timidement sans oser faire un mouvement, et les hommes restaient pensifs en réfléchissant à ce qu’il y avait d’extraordinaire et de merveilleux dans cette apparition surnaturelle du vieil avare, cinquante ans après son trépas.

Le père Montépel fit enfin trêve à cette position gênante en offrant à ses hôtes une dernière rasade de bonne eau-de-vie de la Jamaïque en l’honneur du retour heureux des voyageurs.

On but cependant cette dernière santé avec moins d’entrain que les autres, car l’histoire du maitre d’école avait touché la corde sensible dans le cœur du paysan franco-canadien : la croyance en tout ce qui touche aux histoires surnaturelles et aux revenants.

Après avoir salué cordialement le maitre et la maitresse de céans et s’être redit mutuellement de sympathiques bonsoirs, garçons et filles reprirent le chemin du logis. Et, en parcourant la grande route qui longe la rive du fleuve, les fillettes serraient en tremblotant le bras de leurs cavaliers, en entrevoyant se balancer dans l’obscurité la tête des vieux peupliers et en entendant le bruissement des feuilles, elles pensaient encore, malgré les doux propos de leurs amoureux, à la légende du « Fantôme de l’avare ».

Les grandes légendes du Québec : un tour du Québec en 25 récits traditionnels

Lanoraiiie

Le bonhomme sept-heures

Bonhomme septheure

La légende du Bonhomme Sept Heures veut que ce personnage, à moitié humain et à moitié maléfique, enlève les enfants qui, s'amusant à l'extérieur, auraient trop tardé à retourner chez eux avant qu'il ne soit 7 heures du soir. Ces enfants ne seraient jamais retrouvés.

Ce personnage maléfique qui hante les routes de campagne, les grottes profondes et les villages reculés est la version québécoise du croquemitaine ou du père Fouettard de certains pays d’Europe. Aux Etats-Unis, il porte le nom de Boogeyman et on entend parler de lui partout où il y a des enfants.

Entouré de mystère, le bonhomme Sept-Heures, que l’on représente parfois coiffé d’un chapeau noir et souvent sous les traits d’un affreux mendiant, porte en lui l’angoisse de la mort ainsi que la peur de la nuit. On dit que, le soir de la Toussaint, le bonhomme Sept-Heures, accompagné d’esprits de morts condamnés au purgatoire, entrait dans les maisons pour y observer les vivants. Tous invisibles, le voleur d’enfants et ses sbires profitaient de ces visites pour choisir leurs victimes, jetant de préférence leur dévolu sur les familles qui ne respectaient pas la solennité de la fête des morts.

Créatures fantastiques du Québec .2, Bryan Perro

Rose Latulipe

Rose

L’histoire de Rose Latulipe est aussi terrifiante que mystérieuse. Même si elle remonte au XVIIIème siècle, le destin tragique de cette jeune fille alimente encore aujourd’hui l’imaginaire collectif au Québec. C’était autour de l’an 1700. Pour ceux qui connaissent le petit village de Cloridorme, en Gaspésie, nul besoin de préciser l’allure de ce trou perdu plus longuement. Mais faisons-le quand même! Entre mer et montagnes, imaginons un petit amoncellement de cabanes hospitalières qui abritaient quelques familles de pêcheurs et de villageois, heureux de vivre et de défricher l’Amérique. À Cloridorme, qui ne s’amusait pas risquait de trouver le temps long. La petit Rose Latulipe préféra se ranger du côté des ludiques de ce monde. Elle profitait de chaque moment de bonheur qui s’offrait à elle. Plus que tout, elle aimait danser. De plus, Rose avait la peau blanche et un joli visage d’ange. Son corps s’élançait en manière de grand mannequin, dressé sur de longues jambes fines. Elle faisait l’envie de tous les garçons des environs. Son père lui vouait un amour inconditionnel; il aurait tout fait pour elle. Il veillait à satisfaire le moindre de ses besoins afin qu’elle soit heureuse à chaque instant. Aussi, quand vint le temps d’accorder la main de sa fille a un étranger, monsieur Latulipe s’assura que le jeune aspirant réponde à toutes ses exigences, et la liste était longue...

N’en demeure pas moins que ce qui se produisit cette nuit-là, nul n’aurait pu même l’imaginer. Pourtant cette histoire est bien réelle, croyez-moi, bien que la réalité ait largement dépassé la fiction. Pour cette occasion spéciale de Mardi gras, Rose demanda à son père d’organiser un grand bal. Mais monsieur Latulipe se dit à ce moment que, pour cette soirée, les festivités devaient se terminer à une heure raisonnable. "Je veux bien ma fille, répliqua le bonhomme, mais nous devrons fermer la boutique avant que minuit sonne." Rose se dit qu’une courte veillée ferait bien son affaire, temps que le village au grand complet puisse bien s’amuser. Grand bien leur fasse ! Encore fallait-il respecter la période de carême qui allait débuter.

Dans cette contrée lointaine du Québec, les nuits sont longues. La tradition suggérait aux gens qui travaillaient dur de se laisser aller, de se dégourdir un peu le soir venu. On dansait volontiers sur les airs du violoneux, ou encore on écoutait les légendes, les contes et les autres histoires fantastiques du conteur désigné du coin. Bien entendu, peu de gens savaient lire, mais tous avaient besoin de se divertir!

Pour l’occasion spéciale, monsieur Latulipe invita le fiancé de sa fille. Il s’agissait d’un honnête jeune homme, un peu maladroit, affublé de quelques habitudes avaricieuses, mais un type bien, tout de même, voire un grand sec plein de bonne volonté, mais avec peu d’ambition. Toujours est-il que l’aspirant ne se pointa pas seul. Il était accompagné d’une bande de bons vivants, tous des connaissances ou des proches, des gens du village, puisque la nouvelle courait très vite a Cloridorme et nul n’ignorait que le père Latulipe organisait des veillées à l’emporte-pièce. La soirée allait rondement. Les violoneux du village berçaient leur archet et tapaient du pied comme des diables. La broue dans le toupet, ils fredonnaient des mélodies dansantes avec entrain et vigueur, et tous s’en réjouissaient grandement. Et passe par-ci et passe par-là, Rose Latulipe s’en donnait à cœur joie dans la mêlée. Et puis Gabriel, le fiancé de Rose, se cantonnait dans sa timidité, regardant la compagnie s’épivarder comme une andouille. Mais la jeune fille, quant à elle, ne portait pas attention à la solitude de son prétendant: elle dansait jusqu’à perdre pied. Mais ce que vous êtes sur le point de lire, chers amis, me donne le frisson rien que d’y penser. Je vous le raconte tant bien que mal, puisque mon rôle me le suggère, en espérant que vous y trouverez votre... conte ! Toujours est-il que, dans la cohue et le tapage, on entendit cogner fort à la porte de la cabane de Latulipe. Le bonhomme s’empressa de quitter la compagnie quelques instants, le temps d’aller ouvrir. Mais qui donc pouvait bien se pointer sans invitation à pareille heure ? Car chez les Latulipe, on avait oublié le coup de minuit depuis longtemps déjà. Lorsque s’entrouvrit la porte d’entrée, on vit un étrange personnage tout vêtu de noir apparaitre dans la tempête qui faisait rage. Il s’agissait d’un beau jeune homme au regard ténébreux avec de longs vêtements noirs. Latulipe nota un petit quelque chose d’étrange dans ses yeux. On eut dit que quelqu’un d’autre regardait à travers la vitre de ses pupilles.

- Que puis-je pour vous mon bon ami? lui dit Latulipe.

- Pardonnez-moi de m’imposer de la sorte à l’improviste, cher monsieur, mais, comme je m’amenais dans le coin, j’ai entendu chanter et fredonner et j’étais curieux de voir ce qui se passait chez vous. Vous semblez tous avoir beaucoup de plaisir à ce que je vois. Si ce n’est pas trop impoli, puis-je me joindre à vous, mon bon monsieur ? J’aimerais bien me divertir aussi.

- Allez donc mon garçon, dégrayez-vous tout de suite! Profitez de cette soirée en notre compagnie. Je vais demander à quelqu’un d’aller conduire votre monture à la grange.

Le bonhomme lui proposa de se dévêtir et lui servit un verre de Vespreto sur le champ. Pendant ce temps, un gringalet se chargea du cheval de l’étranger. L’animal dégageait une chaleur effroyable et était une puissante bête d’une hauteur démesurée, au poil très noir et luisant, chacun de ses pas s’enfonçait profondément dans le sol et faisait fondre la neige. Sa respiration donnait la trouille, son regard donnait la trouille, ses coups de queue donnaient la trouille. C’est vous dire! Certes, on n’avait jamais vu pareille monture aux alentours… On se dépêcha d’en informer Latulipe, car la visite de cet étranger n’annonçait rien de bon.

Curieusement, l’inconnu refusa de se dévêtir d’un poil. Les demoiselles ne manquaient pas de remarquer l’élégance de cet homme, sa prestance, ses vêtements, ses gants... Pendant que ces jeunes femmes s’attardaient à l’allure de l’invité, les hommes, quant à eux, admiraient plutôt la majestueuse monture qui se dirigeait à la grange en dégageant beaucoup de fumée.

Qu’à cela ne tienne! Les violoneux se remirent au travail immédiatement et tous reprirent les festivités, à la grande joie de Rose. Bien que le bel inconnu fit l’envie de toutes les demoiselles de la maison, c’est à notre héroïne que le jeune homme proposa une danse. Avec ses yeux perçants et menaçants, il l’avait dans sa mire. Les deux jeunes gens passèrent une bonne partie de la soirée à danser des reels et des cotillons, et la belle Rose en oublia son fiancé esseulé qui supportait tant bien que mal la veillée, accoudé contre une table. Sacré Gabriel ! Il avait beau boire un coup avec les copains, le prétendant passa le temps en jalousant le beau jeune homme qui s’était emparé de sa fiancée. Si les convives avaient tous oublié que, sur le coup de minuit, le mercredi des Cendres s’annonçait à eux, le bonhomme Latulipe, quant à lui, s’en souvenait très bien. Pendant que Rose, atteinte d’une véritable frénésie, virevoltait dans tous les sens au bras de son prince d’un soir, les douze coups d’horloge se firent entendre. Au signe du regard sérieux de Latulipe, les violoneux s’arrêtèrent immédiatement de jouer. Les fêtards se retirèrent du plancher de danse et le calme gagna la cabane. Tous s’arrêtèrent, sauf Rose qui continuait à danser sans musique, comme une folle. Latulipe lui ordonna de cesser son manège et elle s’immobilisa d’un coup sec. Elle fit un geste pour se dégager de son partenaire mais l’inconnu la prit par le bras. "Dansons encore un peu ma jolie, lui dit-il avec un sourire narquois en coin. "Rose était subjuguée par le timbre de sa voix, par les flèches que lui envoyaient ses yeux perçants et brillants. Même si elle voulut se défaire de cet effroyable personnage, elle n’eut d’autre choix que de se laisser porter, hypnotisée, voire subjuguée par le charme magique de son partenaire. Tel un fanfaron, il saisit d’une main un verre remplit d’alcool laissé sur une table et s’écria d’une voix terrible :"je bois à la santé de Satan!" Le jeune homme prit une gorgée, et au même moment, ses yeux lancèrent des faisceaux lumineux dans toute la pièce, repoussant les invités complètement effrayés. Il poussa un grondement terrifiant qui se mêla aux cris et aux hurlements des convives. Puis il se pencha vers Rose et l’embrassa violemment malgré la flamme bleue qui jaillissait de sa bouche.

Mais le bonhomme Latulipe avait la foi. Convaincu d’avoir à faire au diable en personne, il somma le gringalet d’aller chercher le curé qui, heureusement, habitait à quelques pas. Comme un brave homme, le curé arriva chez Latulipe en courant à pleines jambes. Il interpella la Bête d’un ton autoritaire :"lâche cette jeune fille, Satan ! Je te l’ordonne!" Le regard de l’étranger se tourna vers le prêtre qui lui montra aussitôt sa croix bénie pour le chasser de la maison. Le diable poussa alors un cri terrible et s’effaça de l’endroit comme un fantôme, produisant une fumée noire et épaisse. Dans la cabane de Latulipe, il était impossible de voir où était passé celui qui s’y était introduit à l’improviste, pas plus que son cheval qui avait disparu de l’écurie.

Grandes peurs et misères à Cloridorme ! Le curé du village réussit à chasser Satan des environs, mais la maison de Latulipe prit dès lors en feu. Le lendemain matin, aux aurores, on ne vit que des cendres et de la fumée qui s’échappaient encore du brasier tout chaud. Croiriez-vous, cher lecteur, chère lectrice, que le sort de la pauvre Rose diffère ici de la version originale de la légende ? Et bien oui ! Mais vous pouvez vous fier à ce qui suit parce que c’est la vérité pure, celle qui tient depuis près de trois cent ans. Gabriel, qui assista comme tous les autres à la scène d’épouvante, pratiquement mort de peur lui-même, trouva sa fiancée le lendemain. Après une nuit qui s’était éternisée tant le choc était grand, il aperçut sa fiancée vieillie de cinquante ans, la peau ridée, les cheveux cendres comme les vestiges de la cabane qui gisait au beau milieu du village. La brulure que lui avait infligée Satan était encore vive, mais le choc d’avoir fait sa connaissance la faisait souffrir encore davantage... Son esprit affaibli avait peine à se manifester ce matin-là, tant le diable l’avait écorché. Le bonhomme Latulipe avait de la difficulté à le croire, lui qui adorait tant sa fille et qui l’avait vue grandir depuis sa tendre enfance.

Quelques jours plus tard, Rose Latulipe rendit l’âme, comme si le diable la lui avait volée en l’embrassant. Mais n’allez surtout pas croire qu’elle l’avait vendue !

Les grandes légendes québécoises : redécouvrez ces histoires qui ont marqué notre imaginaire, Gaston Gendron

Cloridorme

Les squelettes du lac des Tombeaux

Lac maudit

Situé en haut du bassin de la Manouane, à environ quatre kilomètres de l’une des grandes baies du lac Wabaskontiunck, se trouve un plan d’eau étrange que l’on nomme « le lac des Tombeaux ». Arpenté pour la première fois en 1870, ce lac fut ainsi baptisé en raison de la découverte macabre de centaines de squelettes humains qui jonchaient ses rives. Selon les plus récentes recherches, une épidémie de varicelle survenue vers les années 1850 aurait complètement décimé la population autochtone qui vivait là.

Les récits des bûcherons et des draveurs qui ont fréquenté cet endroit sont terrifiants. Les berges du lac maudit seraient hantées par les esprits de ces morts, et plusieurs personnes affirment avoir vu les squelettes des membres de cette malheureuse tribu sortir de leurs tombeaux de terre et de mousse pour se réunir et exécuter sous la lune des danses païennes. Encore furieux d’être morts prématurément à cause d’une maladie apportée d’Europe par l’homme blanc, ils se livreraient à ces cérémonies occultes pour demander aux grands esprits de la Nature de punir les envahisseurs.

On raconte que quelques bûcherons inconscients et trappeurs téméraires se seraient rendus au lac des Tombeaux afin de réfuter la légende, mais aucun d’entre eux ne serait jamais revenu de cette expédition. Parmi eux, un colosse nommé Saint-Amand, le plus courageux de tous, dit-on, aurait été retrouvé brûlé dans une petite cabane de bois, près du lac. Son chien, un labrador aussi vaillant que son maitre, se tenait à ses côtés. L’équipe de recherches dut l’abattre parce qu’il était devenu complètement fou. La pauvre bête attaquait les arbres et ne cessait de courir après sa queue.

Les squelettes du lac des Tombeaux sont toujours là, enfouis dans la vase, et attendent patiemment le jour de leur vengeance. Les récits entourant leurs apparitions se font de moins en moins nombreux avec les années, mais les vieux chasseurs se souviennent de ce que les nouvelles générations ont tendance à oublier : mieux vaut éviter de fréquenter les berges de ce lac maudit où les forces anciennes des Premières Nations bouillent encore, comme un volcan qui attend son heure.

Créatures fantastiques du Québec. 2, Bryan Perro

Tombeaux

Les sorciers de la Beauce

Sorcier

De tous les sorciers qui ont existé au Québec, ceux de la Beauce furent à coup sûr les plus puissants et les plus craints à travers le territoire. D’une capacité extraordinaire à soumettre les forces naturelles et surnaturelles à leurs volontés, ces autorités mystérieuses du monde de l’invisible seraient toujours à l’œuvre sur les berges de la rivière Chaudière. Capables de nuire aussi bien aux hommes qu’aux animaux ou aux récoltes, ils ont souvent été vus à la recherche de trésors cachés. Sorciers de père en fils, les Beaucerons ayant hérité de ce fantastique savoir pouvaient jeter des sorts à quiconque intervenaient dans leurs malicieuses affaires.

On raconte qu’un très grand sorcier de Saint-Côme se mettait au lit, le soir, en compagnie d’un serpent. Par magie, l’animal se transformait en lingot d’or que l’homme n’avait plus qu’à recueillir sous son oreiller au lever du jour. D’autres, de Saint-Jules et de Saint-Joseph, manipulaient des crapauds afin de les transformer en pièces de monnaie.

Du côté de Saint-Théophile, des histoires rapportent qu’un célèbre sorcier utilisait des poules pour obtenir des faveurs. Pour cela, il maintenait la tête de l’oiseau sur une pierre et, à l’aide de son bec, y traçait à la craie blanche une description de l’objet de son désir. Il relâchait ensuit doucement la pression de sa main sur le cou de l’animal, qui demeurait immobile sur la grosse roche, comme hypnotisé par le rituel. Le temps que prenait la poule pour s’extirper de sa torpeur indiquait le nombre de jours, de semaines ou de mois nécessaires à la réalisation de ce vœu. On dit que c’est grâce à cette étrange cérémonie que le sorcier en question put épouser la plus belle fille de la Beauce.

Par ailleurs, on raconte qu’en 1943 un sorcier de Saint-Séverin aurait, à l’insu du curé, glissé cinquante-deux cartes à jouer sous l’autel de l’église avant de s’assurer que ce dernier chanterait la messe juste au-dessus d’elles. Après quoi l’ensorceleur aurait eu recours à quelques formules magiques qui finalisèrent l’envoûtement du jeu, et il aurait ainsi obtenu cinquante-deux vœux, divisés en quatre sphères distinctes : le cœur pour l’amour, le pique pour la vengeance, le trèfle pour l’argent, et le carreau pour la politique. Heureusement, ces vœux auraient été employés avec sagesse et parcimonie, ce qui évita sans doute de mettre le village sens dessus dessous.

Puis, à East Broughton, nombreux sont ceux qui ont affirmé avoir entendu parler de l’histoire de la petite bossue. Cette jeune femme avait réclamé l’intervention d’un sorcier afin qu’il la délivre de son handicap. L’homme accepta, et dès qu’il entra dans la maison de l’infirme, les images religieuses qui en ornaient l’intérieur se mirent à suinter ou à se détacher des murs.

A Beauceville, il était coutume de voir un homme traverser la rivière Chaudière à cheval sans que l’animal ou la voiture qu’il conduisait ne s’enfonçât dans l’eau. Ce célèbre sorcier arpentait aussi le rang de la Grand-ligne et possédait la capacité de transporter les gens d’un endroit à un autre par ses pouvoirs.

Bien que les années aient effacé des mémoires un grand nombre d’exploits des sorciers de la Beauce, il n’en demeure pas moins que plusieurs de leurs héritiers vivent toujours dans cette région et qu’en secret ils pratiquent encore des cérémonies occultes.

Créatures fantastiques du Québec. 1, Bryan Perro

Beauce

Les sirènes du golfe du Saint-Laurent

Sirene

Il existe à l’embouchure du fleuve un petit groupe de jeunes sirènes qui eurent un jour la malchance de s’égarer alors qu’elles voyageaient en banc. Elles avaient pris la direction de la Méditerranée en compagnie de leurs aînées pour rejoindre ensuite leurs demeures situées en mer Rouge. Ces créatures à la tête et au torse de jeune femme, avec une queue de poisson, sont désormais perdues entre les îles de la Madeleine et l’île d’Anticosti. C’est ainsi que l’on peut voir parfois ces ravissantes reines des mers s’approcher des bateaux de pêcheurs gaspésiens en espérant qu’un capitaine consentira à les conduire jusque chez elles. Leurs chants ont la même douceur enivrante et leurs gestes sont tout aussi gracieux et envoûtants que leurs semblables des mers. Les témoins de leurs apparitions prétendent qu’elles ont la peau de la couleur du flétan, une chevelure très fine leur tombant à la ceinture et que, sous le soleil, on la croirait recouverte d’une pellicule d’or.

Les marins racontent que l’une d’entre elles se glissa un jour sur le pont d’un navire et qu’elle demanda à un pêcheur de lui ôter, avec son canif, les sangsues qui couvraient la grande nageoire de sa queue. Le pauvre homme en tomba éperdument amoureux et, oubliant femme et enfants, se lança à l’eau derrière elle pour aller la rejoindre. On ne le revit jamais.

Créatures fantastiques du Québec. 1, Bryan Perro

Golfe

Les jacks mistigris

Jack

Créatures des profondes forêts, les jacks mistigris occupent le territoire situé entre la rivière Saint-Maurice et l’Ouatouais. C’est à la nuit tombée, toujours en bande et en exécutant une danse infernale, qu’ils apparaissent. Sautant, roulant, culbutant, grimaçant, piaillant, ruant et gigotant, ces créatures squelettiques se font craquer les os en adoptant des positions grotesques et obscènes ? Cul par-dessus tête, marchant sur leurs mains ou rampant comme des agonisants, leur apparition est toujours à glacer le sang.

Les jacks mistigris sont de toutes tailles et de tous gabarits. Ils peuvent être très petits ou dépasser amplement la taille d’un homme. Il en existe des ventrus, des bossus, des tordus et des cornus, et la plupart ont une tête de bœuf, des bois de caribou, un corps de serpent et des pattes de poule pourvues de longs ergots. Mi-hommes mi-animaux, ces créatures d’un autre monde peuvent aussi être recouvertes d’un plumage, être munies de pattes de grenouille ou se déplacer à huit pattes comme de grosses araignées. Leur haleine, d’une puanteur à faire défaillir le plus solide des explorateurs, peut être sentie de très loin, signalant ainsi leur présence dans les environs.

Les témoins de l’apparition de jacks mistigris sont rares, puisque la plupart de ceux qui ont eu le malheur de les croiser y ont laissé leur peau. On raconte que ces monstres peuvent avaler une victime en moins de dix minutes et que, si les âmes des hommes pieux gagnent ensuite le paradis, celles des mécréants se joignent à la bande des damnés pour danser jusqu’à la fin des temps.

Les plus chanceux, qui ont échappé de justesse aux griffes des jacks mistigris, rapportent que toutes les nuits depuis leur terrible rencontre, ils revoient en rêve les danses occultes de ces damnés de la forêt.

Créatures fantastiques du Québec. 1, Bryan Perro

St mo

Les autres hommes

Autres hommes

Donne un peu, tu recevras beaucoup.

Les Mauvais-Esprits prennent toujours un aspect incongru et leurs méfaits sont innombrables. Toujours redoutables, ils cachent une kyrielle de maléfices que le Peau-rouge craint et s’ingénie à combattre.

L’orage, cause d’inondations, représente un réel danger. La foudre précédée d’éclairs allume les feux de forêt. Le tonnerre assourdissant terrorise car il est la voix menaçante des Mauvais-Esprits de l’Univers. La bourrasque tumultueuse détruit les moissons et fait fuir le gibier. Pour éviter ces calamités avant qu’elles ne se produisent, il faut les neutraliser en utilisant bien souvent la ruse.

Les offrandes destinées à apaiser les éléments sont courantes dans les communautés Peaux-Rouges, et leurs membres sacrifient à leur façon pourvu qu’un Bon-Esprit leur en donne les moyens, ou les prévienne d’un danger imminent.

A ce sujet, une légende recueillie dans la tribu des Mandan met en évidence une curieuse représentation du déluge de l’Ancien Testament de la religion chrétienne. Tous les ingrédients sont présents : la montée des eaux, le rameau d’olivier et Noé, représenté par un homme à la peau recouverte d’argile blanche.

Cette étrange affaire se passa dans la tribu des Mandan, à la Lune-de-la-Belle-Saison, en cette deuxième partie du jour où le soleil se couche derrière la haute montagne.

Tout laissait croire que cette journée serait semblable aux autres quand soudain les chiens se prirent à hurler.

Un guetteur arriva et se mit à crier :

- Voici le Seul-Homme ! Il vient par la grande plaine !

Des hurlements fusèrent de partout et chacun se prépara comme pour un combat. Les chiens furent muselés et les poneys parqués dans les enclos. Les guerriers saisirent leur arc et leurs flèches et se postèrent sur une ligne en direction du soleil couchant. Les femmes, les enfants et les vieillards grimpèrent sur le toit des cabanes pour assister à la rencontre, afin de mieux la commenter plus tard.

A l’extrémité de la plaine là ou l’herbe se couche sous le vent, apparut un être extraordinaire. A n’en pas douter, il s’agissait d’un homme, mais il ne ressemblait en rien aux autres Mandan. Bien qu’il courut sur ses deux jambes comme les autres Indiens, son corps à peu près nu, entièrement recouvert d’argile, laissait croire qu’il avait la peau blanche. Sur la tête, il portait deux dépouilles de corbeaux, et quatre peaux de loup blanc pendaient sur ses épaules.

Bientôt, cette créature franchit les limites du camp et se dirigea vers la cabane centrale. Le chef de la tribu en sortit et lui demanda :

- Qui es-tu donc pour avoir cette apparence, ne vois-tu pas que tu effraies les chiens, les chevaux et les enfants ?

La créature répondit :

- Je suis Nu-Mohk-Muck-a-Nah, le Seul-Homme! Je vous apporte la Nouvelle.

Rassurés, les femmes et les vieillards descendirent des toits des habitations. Tous s’approchèrent. Tous voulurent toucher le Seul-Homme afin d’imprégner les doigts de l’argile qui recouvrait sa peau, car ils savaient qu’il s’agissait d’une substance sacrée.

Le Seul-Homme ne parlait pas le langage des Mandan, cependant chacun le comprenait tant les sons sortant de sa bouche étaient mélodieux. Le sorcier voulut l’inviter sous sa hutte. Mais le Seul-Homme prit un air dégouté et décréta :

- Je suis une créature habituée à plus de confort. Il m’est impossible de m’asseoir en un tel lieu. Cette cabane sent mauvais et le sol en est si dur que mon derrière en deviendrait calleux.

- Qu’importe, décida le sorcier, nous allons nettoyer cet abris en ton honneur et le rendre plus vivable.

Le sorcier appela ses femmes. Celles-ci réunirent des branches de saule et balayèrent. Puis, elles répandirent des fougères sur le sol et tapissèrent les murs de plantes aromatiques.

Après avoir minutieusement inspecté les lieux, le sorcier interrogea :

- Es-tu enfin satisfait ou veux-tu que nous te bâtissions une autre maison ?

- Celle-ci conviendra, dit le Seul-Homme.

Et il entra sous la hutte du sorcier.

Le Seul-Homme fuma trois pipes. Lorsque le tabac de la dernière fut entièrement consumé, il décida :

- Je peux maintenant procéder à la Grande-Médecine. Amassez des crânes d’hommes et de bisons sur la place du village. Allumez aussi un feu avec des branches de chêne; cependant, je vais aller faire un tour, car je ne puis assister à ces vils préparatifs.

Ce travail dura toute la nuit, tandis que le Seul-Homme se rendait de hutte en hutte. Devant chacun d’elles, il appelait les occupants, qui sortaient et lui demandaient:

- Que veux-tu, toi, l’étranger, qui a une si bizarre couleur de peau? Es-tu fou pour importuner les gens de ce village en pleine nuit ? Tu épouvantes nos jeunes et tu inquiètes nos chiens et nos poneys.

A tous, le Seul-Homme répondit :

- Une terrible catastrophe a eu lieu de l’autre côté de la montagne. Il a plu si abondamment que l’eau a recouvert la terre. Je suis le seul homme sauvé du déluge. Une grenouille m’avait prévenu du cataclysme et m’avait engagé à construire un grand canoë. Grâce à cette embarcation j’ai pu venir jusqu’ici. Sortez vite de vos cabanes et offrez-moi un outil aiguisé. Il sera sacrifié à l’eau. C’est avec un objet tranchant que j’ai construit le grand canoë.

Toute la nuit, les Mandan réunirent couteaux, haches et lances, et les déposèrent dans la hutte du sorcier. Le soir, la cabane était si encombrée que le sorcier dut aller se réfugier chez sa troisième femme. Heureusement, elle vivait chez des parents qui avaient une maison à l’orée du village.

A la fin de cette fameuse nuit, personne n’aurait pu dire où avait dormi le Seul-Homme. La veille, dès la tombée du soir, chacun avait rentré ses chiens à l’intérieur de sa cabane et s’était barricadé. Un animal ayant passé la nuit dehors aurait pu apprendre à un être humain où avait reposé le Seul-Homme.

Au matin, le personnage extraordinaire plaça les Mandan en cercle autour de lui et leur dit :

- J’espère que personne n’a omis de placer un outil tranchant dans la hutte du sorcier. Si un seul d’entre vous ne l’a pas fait, le déluge franchira le sommet de la montagne, l’eau inondera entièrement cette contrée et aucun de vous n’en réchappera.

Les Indiens s’écrièrent qu’aucun d’eux n’avait pêché par avarice.

- Dans ce cas, vous ne risquez rien et c’est bien ainsi, conclut le Seul-Homme.

Puis, il exhiba un rameau et le tendit au sorcier.

- Cette branche d’olivier vous rappellera mes paroles. Je l’ai cueillie de l’autre côté de la montagne avant la montée des eaux.

Le sorcier rangea précieusement la plante-médecine sous sa hutte. Le Seul-Homme dit encore :

- Il me faut partir maintenant. Placez sur mon dos les armes destinées à l’offrande. Je dois aller au plus vite les jeter dans la mer pour apaiser les éléments.

Le tas était impressionnant. Une lune fut nécessaire afin de fixer solidement le chargement.

À la fin du dernier jour, il ne resta plus aucun objet aiguisé dans la hutte du sorcier. Le Seul-Homme portait sur ses épaules le poids de trois bisons. Mais la créature à la peau recouverte d’argile était très résistante : dans ses veines coulait la sève du sequoia géant !

- Tout est-il bien en placé ? demanda-t-il une dernière fois. Je ne dois absolument rien perdre en route.

Le sorcier affirma que chaque objet était parfaitement arrimé.

- C’est bon ! dit alors le Seul-Homme.

Et, de sa longue et souple foulée, il s’éloigna...

Lorsqu’il ne fut plus qu’un petit point à l’horizon, le sorcier déclara :

- Mes frères, la fête est terminée. Nous la renouvellerons tous les ans à pareille époque pour commémorer le passage du Seul-Homme dans notre tribu.

Depuis, l’évènement est devenu une grande cérémonie qui donne lieu à de fastueuses réjouissances. Car aucun des Indiens n’avait menti. Tous avaient participé à l’offrande et jamais le déluge ne s’abattit sur la contrée.

Mille ans de contes, Indiens d'Amérique du Nord, Ka-Be-Mud-Be et William Camus

Les arbres qui saignent

Arbree

Selon bon nombre d’histoires rapportées par des bûcherons de l’Abitibi, il y aurait, dans les forêts du Nord du Québec, des arbres ayant la particularité de saigner lorsqu’ils sont frappés d’un coup de hache. De ces entrailles s’écoulerait un liquide épais et visqueux qui s’apparente au plasma humain.

L’histoire la plus étrange à ce sujet est celle d’un homme qui fut engagé dans un camp de bûcherons situé bien au Nord de La Sarre. L’énergumène, qui préférait de loin boire du rhum plutôt que travailler, prenait plaisir à blesser les arbres inutilement et à tendre des pièges aux animaux. Il blasphémait sans cesse et avait une si haute estime de lui-même qu’il méprisait les esprits de la forêt. Un jour qu’il coupait du bois dans une cédrière, ses compagnons l’entendirent hurler comme un goret que l’on égorge. Ils accoururent et assistèrent alors à un combat insolite entre le détestable bûcheron et un être invisible. L’homme recevait des coups au corps, à la figure et derrière la tête, mais était incapable de voir son agresseur. Terrorisé, il appelait à l’aide. Mais une force invisible empêcha les autres bûcherons de s’approcher de la cédrière. Après quelques minutes de cette batille surnaturelle, les arbres se penchèrent sur le malheureux et des branches l’étranglèrent devant ses camarades ahuris. C’est alors que du sang se mit à couler sur le tronc de tous les arbres de la forêt, semant une grande panique parmi les témoins. Tels des lapins apeurés, tous déguerpirent, abandonnant le camp. On raconte que plus aucun bûcheron ne revint jamais dans les parages, ce qui permit à cette partie de la forêt de croitre en paix pendants de nombreuses années.

Bien que ce genre de phénomène n’ait jamais été expliqué, les légendes amérindiennes parlent régulièrement des interventions du grand dieu Windigo qui veille sur la forêt. Les arbres qui saignent seraient un avertissement afin que cesse la surexploitation de la nature par l’homme blanc. Pendant de longues années, le dieu des esprits de la nature aurait réussi, de cette façon, à effrayer assez de bûcherons pour éviter la déforestation. Cependant, les machines qui parcourent aujourd’hui le territoire ne connaissent pas la peur et demeurent aveugles et sourdes aux avertissements du Windigo.

Créatures fantastiques du Québec. 2, Bryan Perro

Lasarre

Le windigo

 

Windigo

Il est possible de rencontrer, dans les régions de l’Abitibi et du Témiscamingue, une créature fantastique, mi-dieu, mi-bête, que l’on nomme « le Windigo ». Cet animal habituellement invisible pour l’œil humain posséderait l’extraordinaire capacité de se mouvoir à la vitesse de vent. Capable de subtiliser en un rien de temps le gibier pris dans les pièges des trappeurs, il se déplacerait en roulant comme un ballon, mais sans jamais laisser de traces sur la neige en hiver ou dans l’herbe mouillée en été.

Selon une autre version, provenant celle-là des nations algonquines, le Windigo serait en réalité un esprit de la forêt dont le cœur serait fait de glace. D’une force surhumaine, hurlant comme le fait le vent d’hiver dans les branches et possédant un appétit sans limite, il serait capable d’abattre un arbre avec la seule puissance de ses bras. Le corps de cette créature serait constitué strictement d’écorce, d’aiguilles de pin et de mousse végétale.

Au dire de plusieurs, le Windigo excellerait dans l’art de s’emparer d’œufs dans les poulaillers ou des provisions des chasseurs et des pêcheurs qui s’aventurent dans les bois. On l’aurait vu ainsi dépouiller plusieurs colons de l’Abitibi. Il aurait besoin pour survivre de manger quotidiennement sept fois son poids en nourriture.

Jamais un être humain n’aurait été attaqué par cette bête, mais bon nombre de chiens et de chats disparus auraient quant à eux terminé leur vie dans son estomac.

Créatures fantastiques du Québec. 2, Bryan Perro

Abitibi

Le trésor du buttereau

Pirate

Adapté d'un récit populaire de Gaspésie et des îles de la Madeleine.

Toutes les côtes du Saint-Laurent ont été témoins de nombreux naufrages et de navigation suspecte. En effet, il y avait des pirates autrefois même au Québec ! La tradition orale veut qu'il arrivait que des poursuites ou des tempêtes empêchent les pirates d'emporter leur butin à bord. Alors, on enfouissait les trésors sous terre dans un lieu isolé avec l'idée de revenir le chercher plus tard. Pour garder le trésor, le capitaine du navire faisait tirer les matelots à la courte paille. Il tranchait la tête de celui qui était ainsi désigné et on l'enterrait à côté du coffre pour qu'il veille à ce que personne ne vienne s'en emparer. Aux îles de la Madeleine, de nombreuses histoires circulent qui racontent les aventures de plusieurs téméraires qui tentèrent de s'approprier des trésors enfouis par les corsaires. Les buttes et les buttereaux sont des collines sans arbres.

Il était une fois, un jeune garçon, Étienne Lapierre, qui habitait aux îles à quelques pas de la mer et qui n'avait peur de rien. Quand il n'allait pas aider les pêcheurs qui rentraient avec leurs prises au quai, il allait se promener sur les buttes rondes de l'île du Havre-aux-maisons et il explorait les petits bois de conifères qui résistaient au vent furieux de ce pays. Un jour qu'il arpentait une butte en regardant la mer, il vit venir vers la côte un bateau qu'il ne connaissait pas. Il n'avait pas l'allure des goélettes de pêche qui vont, en saison, pêcher le hareng ou le homard.

Étienne regarda le bateau approcher et se diriger vers une petite baie protégée, cachée par un buttereau escarpé. Il alla se cacher derrière un rocher et attendit. Bientôt, le bateau accosta. Étienne comprit en voyant les matelots et en les écoutant parler qu'ils n'étaient pas des pêcheurs des îles ni du Cap Breton mais bien des pirates !

Il se cacha encore mieux entre deux gros rochers et observa leurs mouvements. Une chaloupe fut mise à la mer avec trois marins qui transportaient un gros coffre qui semblait lourd. Les trois marins accostèrent et Étienne vit qu'ils avaient aussi une pioche et une pelle avec eux.

Ils escarpèrent le buttereau et l'un d'eux se mit à piocher. Ils piochèrent à tour de rôle et creusèrent un trou qui semblait bien grand au petit Étienne. Bien à l'abri dans les rochers, il tressaillait de peur car il avait compris que ces gens allaient sans doute enfouir le coffre dans la terre du buttereau voisin et que sans aucun doute, celui-ci contenait un trésor. Ah ! Si l'on avait le malheur de le surprendre, il n'était pas mieux que mort !

Et la suite confirma ses doutes. Tout d'un coup, l'un des marins sortit un grand couteau et dans le plus parfait silence, il trancha le cou de l'autre. La tête, elle, dégringola sur les rochers abrupts et tomba dans la mer. Aussitôt les deux qui restaient saisirent le corps sans tête et le déposèrent au fond du trou avec le coffre. Étienne fut tellement surpris de ce qu'il vit qu'il resta figé dans l'horreur, seuls les battements de son cœur témoignaient qu'il était encore en vie. Les deux hommes remplirent le trou avec de la terre et des cailloux, sans dire un mot. Puis, quand le buttereau eut repris son aspect habituel, le plus grand des deux hommes qui portait un grand chapeau posa sur le monticule une grosse roche et dit à son compagnon :

- Maintenant, c'est fait. Le trésor est en sécurité.
- Mais il est bien gardé par un gardien sans tête, est-ce bien ?
- Sans aucun doute, le Diable se chargera de faire fuir quiconque aurait la hardiesse de creuser ici. Il fera sortir l'homme sans tête de terre...

Le compagnon frissonna. Le soleil était couché depuis longtemps et bientôt il ferait nuit. Les deux hommes jetèrent un dernier coup d'œil à l'endroit où ils avaient enfoui leur butin et descendirent vers la chaloupe pour repartir vers le bateau. Étienne entendit distinctement le plus grand, qui devait être le capitaine, dire :

- Quand le coq labourera et que la poule hersera, le trésor pourra être levé. Mais pas avant ! Et personne ne pourra rien entreprendre autrement.

- On reviendra dans un an ou deux quand on aura fini les tournées dans le golfe, répliqua son compagnon.

Et les deux hommes quittèrent le rivage.

Étienne mit du temps avant de reprendre ses esprits et de sortir de sa cachette. Il faisait nuit noire lorsqu'il rentra chez lui. Il ne souffla mot à personne de son secret. Il n'oubliait pas les mots qu’il avait entendu.

Le temps passa, les saisons se succédèrent et Étienne allait souvent rôder non loin du buttereau pour voir si la terre était remuée et si l'on était venu lever le trésor. Mais rien ne semblait avoir bougé et la grosse pierre était toujours à sa place. De temps en temps, pour ne pas oublier, Étienne répétait : « Quand le coq labourera et la poule hersera », en attendant son heure.

Dans les villages de pêcheurs de toute l'île du Havre-aux-maisons, des rumeurs commençaient à circuler à l'effet que l'on avait vu errer un homme sans tête la nuit sur le buttereau. L'effet fut instantané : on ne sortit plus après le coucher du soleil. Les gens savaient bien ce que ce phénomène voulait dire : un trésor avait dû être enfoui là avec son gardien. Et c'était ce pauvre bougre qui, possédé par le Diable, tentait de se dénicher une meilleure sépulture.

Bientôt, toute l'île parlait du fantôme du buttereau. Le curé alla en procession avec quelques paroissiens bénir le lieu maudit, mais l'homme sans tête continua d'errer au bord des falaises. Étienne tenta à plusieurs reprises de soulever la grosse pierre sur le buttereau. Mais on aurait dit qu'elle avait tripler sa masse : on ne pouvait la bouger. La terre tout autour était devenue si compacte à cause des pluies et des neiges, qu'elle était dure comme du ciment, et aucune pioche, aucune pelle n'auraient pu l'entamer.

Puis, un jour, Étienne qui avait dix-huit ans décida que le temps était venu d'agir. Il confia son secret à son frère en qui il avait une confiance absolue. Et les deux se mirent à l'œuvre.

Ils choisirent d'abord, dans la basse-cour, un coq et une poule bien grasse. Puis, étant adroits de leurs mains, ils fabriquèrent une charrue, miniature bien sûr, et une herse de format réduit. Leur père, qui voyait faire, était exaspéré par leurs enfantillages.

- Vous feriez mieux d'empiler le foin dans la baraque au lieu de jouer comme des enfants.

- Vous allez voir, mon père, que nos jeux vont être utiles, répliqua Étienne.

- Attendez encore un jour et vous aurez une belle surprise, renchérit son frère.

Enfin, tout fut prêt. Un soir, Étienne et son frère s'en allèrent en cachette à la dune du Sud avec le coq, la poule et leur attirail. Ils se rendirent sur la plage, attelèrent le coq et lui firent labourer un bon petit carré de sable, ce qu'il fit très bien. Ensuite, ils attelèrent la poule à la herse et, à son tour, elle hersa la portion que son compère venait de labourer.

De retour à la maison, ils dirent à leurs parents :
- Maintenant, venez avec nous. Il est temps d'aller lever le trésor du buttereau ?
- Quoi ? fit la mère. Le trésor du buttereau ? Vous allez nous faire mourir de peur !
- Avec le corps sans tête qui errait encore hier au soir ! s'écria le père.
- Le fantôme ne nous fera pas de mal. Nous en sommes sûrs.

Le père et la mère se demandaient si leurs deux fils n'étaient pas un peu fous mais ils consentirent à les suivre au buttereau. Arrivés là, Étienne commença par enlever la grosse pierre ce qu'il fit sans aucune difficulté. Puis, ils se mirent tous les deux à creuser la terre meuble et bientôt ils touchèrent quelque chose de très dur. C'était le coffre !

La nuit arrivait et les parents redoutaient l'apparition du corps sans tête ; mais les garçons, trop occupés par leur tâche, ne s'en souciaient guère.

Ils n'eurent aucun mal à déterrer le coffre qu'ils transportèrent séance tenante dans leur logis. Ils allumèrent la lampe et déposèrent leur fardeau au milieu de la cuisine.

Étienne ouvrit le couvercle. Le coffre était rempli de pièces d'or et d'argent. Il y avait là une fortune. Étienne et sa famille n'en croyait pas leurs yeux. Ils ne savaient pas très bien ce qu'on doit faire quand on est riche. Alors, ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, au lever, la mère trouva sur la galerie un squelette sans tête allongé sur le banc. Un billet auprès de lui disait : « Enterrez-moi au cimetière. Ma tâche est accomplie. »

La famille Lapierre, qui n'était pas mesquine, partagea ses biens avec tous les gens de l'île et l'on parla pendant de longues années encore du fameux trésor du buttereau qu'Étienne Lapierre avait réussi à déterrer.

Mille ans de contes, Québec, Cécile Gagnon

Iles de la madeleine

Le sauvage mouillé

Amerindien

Certains soirs, on raconte qu’il est possible d’apercevoir, près du Sault-au-Récollet en remontant la rivière des Prairies, un amérindien complètement trempé qui, accroupi près d’un feu de camp, tente désespérément de se réchauffer. Ses longs cheveux et ses vêtements de peaux dégoulinants, il demeure immobile telle une statue de pierre et refuse d’adresser la parole à quiconque. Les téméraires qui se sont approchés de lui s’entendent tous pour affirmer que le feu de cet indien n’émet aucune fumée et ne donne pas la moindre chaleur. De plus, toutes les gouttes qui suintent de ses vêtements disparaissent avant de toucher terre.

La légende veut que ce sorcier amérindien ait assassiné un père missionnaire particulièrement bon du nom de Viel ainsi que son protégé, un jeune et valeureux guerrier autochtone nommé Ahuntsic. Ces deux hommes, qui voulaient établir une paix durable entre les nations amérindiennes et les communautés européennes nouvellement installées à Hochelaga, déplaisaient énormément à certaines tribus iroquoises. C’est pendant une expédition en juin 1625, alors qu’un cortège de canots d’écorce remontait la rivière près du Saut-au-Récollet, que le sorcier et ses hommes en auraient profité pour attaquer le père Viel et son compagnon. Prises par surprise, les victimes n’auraient pas eu le temps de se défendre. Les iroquois enragés pillèrent le cortège et mirent la main sur de précieux barils d’eau-de-vie. On dit que le sorcier, pour fêter sa victoire, aurait présidé une lugubre cérémonie au cours de laquelle il démembra l’homme d’Eglise à coup de hache. Il l’aurait ensuite jeté, morceau par morceau, dans les rapides de la rivière des Prairies. Comme il terminait sa basse besogne, le meurtrier aurait perdu pied et serait tombé à son tour dans la rivière avec ses victimes.

Frappée de la malédiction divine pour l’atrocité de ses actes, l’âme du sorcier serait depuis ce jour condamnée à grelotter sur les rives du rapide. Il est toujours possible de l’apercevoir, trempé et frissonnant, par les soirs sans lune où une lourde brume enveloppe le tumulte des eaux.

Bien qu’elle soit très impressionnante pour les témoins, cette apparition demeure tout à fait inoffensive. A ce jour, on ne rapporte aucune agression de la part du spectre du sorcier iroquois, que l’on appelle le « sauvage mouillé ».

Créatures fantastiques du Québec. 1, Bryan Perro

Sauvage mouille

Le rocher Percé

Rocher perce

Le rocher Percé ! Avez-vous déjà emprunté la fameuse Côte Surprise, aux abords de la ville de Percé ? Se dresse alors devant vous la véritable 8ème merveille du monde : un immense bloc de roc qui se dresse, fier et robuste, dans les eaux glaciales et agitées du golfe du Saint-Laurent, et percé d’un immense trou béant, tel un œil qui mire l’océan à perte de vue. Saviez-vous que ce joyau du Québec nourrit encore l’imaginaire de notre peuple ? En effet, l’histoire de la belle Blanche de Beaumont et de son fiancé, le Chevalier Raymond de Nérac, est née au temps de la colonisation. Il faut donc remonter au temps où la France était gouvernée par le roi Soleil, sous l’Ancien régime. Mais cette histoire est encore et toujours racontée dans les veillées du jour de l’An.

L’histoire prend place en Normandie. Le mariage de Blanche de Beaumont avec le Chevalier Raymond de Nérac était prévu pour la fin de l’été, tandis que les deux prétendants ne s’étaient pas même encore rencontrés. Mais une rencontre eut tout de même lieu quelques semaines avant la date prévue pour l’union, et cette rencontre fut heureuse. En effet, le jour de son seizième anniversaire, Blanche tomba éperdument amoureuse du chevalier, ce qui, du coup, rendait ce mariage non plus « obligé », comme le dictait l’aristocratie de leur rang, mais, au contraire, oh combien désiré par la prétendante. Nérac, quant à lui, ne se fit certes pas prier pour « désirer » sa fiancée, tant elle était belle et gracieuse ! « Enfin, se dit-il, je peux être aimé comme je souhaite aimer une jeune fille de naissance égale à la mienne. »

Mais, peu avant le mariage, le malheur frappa de plein fouet les jeunes amoureux. Le roi somma Nérac de quitter immédiatement la France avec son régiment pour aller combattre l’ennemi en Amérique. En Nouvelle-France, les combats faisaient rage. Les Iroquois tentaient de résister à l’envahisseur qui souhaitait tant bien que mal coloniser cette terre promise. Mais l’espoir d’un retour prochain conféra quelque force à notre chevalier qui accepta d’entreprendre le périple avec la conviction d’en revenir vivant. Malgré le déchirement des derniers instants, les deux amoureux se résignèrent à se séparer le temps de cette guerre, en songeant au retour triomphal de Nérac en Normandie après la victoire.

Nérac s’engagea donc dans une lutte à finir au Nouveau Monde. Une fois arrivé au canada, il trouva l’hiver fort rude. Le chevalier et son regiment affrontèrent le climat rigoureux du pays, soit la neige, le vent et le froid. Dans une cabane de fortune mal chauffée, il passait les longues soirées d’hiver sans sa belle Blanche qui lui manquait terriblement. De son côté, la demoiselle de Beaumont se morfondait dans son grand château de Normandie. Elle trouva l’hiver fort long à des milliers de lieues de son chevalier. Mais au printemps, elle décida qu’elle en avait assez de mijoter dans l’attente de son fiancé. Mais l’amour, une fois cristallisé, est plus fort que tout. Après de nombreux débats houleux sur la question, il fut décidé que Blanche accompagnât un équipage sur un vaisseau qui se dirigeait vers le Canada sur ordre du roi. Bien sûr, on se doute bien que le comte et le comtesse de Beaumont s’opposèrent farouchement à cette idée qu’ils jugèrent pour le moins farfelue. Ainsi, les amis et surtout les parents de la demoiselle de Beaumont versèrent quelques larmes lors de son départ. Mais elle retint ses pleurs et agita sa main toute frêle en souhaitant que tout se passe pour le mieux lors de la traversée. Nérac eut vent que sa bien-aimée allait le rejoindre en nouvelle-France, pour enfin célébrer leur mariage et vivre à ses côtés. En mer, une bonne partie du voyage se déroula sans heurts. Plusieurs semaines s’écoulèrent et, à bord du navire français, l’on espérait déjà voir apparaitre les côtes de la nouvelle-France. Mais le malheur frappa de nouveau et cette fois les choses allaient mal tourner. Un vaisseau au drapeau macabre se pointa à l’horizon. On comprit alors qu’il s’agissait de pirates ! L’équipage français tenta désespérément de se parer à l’assaut des bandits, mais l’attaque fut si prompte de la part des corsaires qu’elle prit tout le monde de court. On n’eut guère le temps de prévenir le coup : les coups et les canons des pirates ne firent qu’une bouchée des mats. Le navire devenait incontrôlable. L’abordage fut sans pitié. Les français n’y virent que du feu et de la fumée. Nos malheureux offrirent quelque résistance, mais ce fut de courte durée. Les pirates, comme l’ouragan qui témoigne de sa force en mer et sur les côtes, usèrent  d’une rage phénoménale, voire d’une barbarie inégalée contre l’équipage français. Ayant perdu tout espoir de résister et de faire fuir l’ennemi, ils se battirent avec courage et dignité, préférant mourir au combat plutôt que de mourir prisonniers entre les mains de ces violents barbares.

Notre Blanche se tenait non loin des tumultueux affrontements et secourait les blessés et les mourants, leur prodiguant ses meilleurs soins. Elle n’avait que de bonnes paroles pour ceux qui s’apprêtaient à quitter dignement ce bas monde en défendant le drapeau français, tandis que ces barbares des mers n’avaient pas de morale : ils tuaient et saccageaient sans le moindre remords ou état d’âme. Imaginez la fresque digne d’un des plus tristes tableaux d’Eugene Delacroix : cette noble aristocrate, d’une beauté sans nom, pataugeant dans une marée de sang et contournant les cadavres de ses compatriotes qui jonchaient le sol. En plus d’assister à ces scènes désolantes, Blanche fut témoin de la fin atroce de son oncle, le capitaine du navire : le sabre d’un des flibustiers lui fracassa le crâne. Trop meurtrie pour verser de chaudes larmes, elle pria le seigneur d’envoyer un ange cueillir son âme et l’emmener directement au Paradis. Et impossible de chasser ces images hors de son esprit, le mal était inexorable. L’équipage du vaisseau français fut décimé au grand complet, exceptée notre héroïne que les pirates épargnèrent, s’agissant d’une trop belle prise, se disaient-ils, pour la condamner à une mort atroce.

Si bien que le capitaine voulut la garder pour lui seul, tandis que la détresse de la jeune fille endeuillée ne l impressionna guère. Ce barbare ne connaissait nullement les mots compassion et empathie, et encore moins l’humanité qui les commandait. Derrière sa barbe et sa peau balafrée se cachait un homme dur, d’une insensibilité inhumaine. Et vint le moment où il la regarda d’un air défiant et convoiteur :

- Que voulez-vous, espèce de monstre ? lui lança Blanche.

- Vous serez ma femme, répondit le capitaine. Non ! Je suis fiancée, répliqua blanche d’un ton autoritaire.

- A qui ? sacrebleu ! demanda sarcastiquement le capitaine.

- A Raymond de Nérac, chevalier de l’Ordre de Saint-Louis, rétorqua Blanche. Il est capitaine au regiment de Nouvelle-France. C’est lui que j’épouserai, personne d’autre. Il fait présentement honneur au roi en livrant combat aux anglais et aux indigènes.

N’espérant aucune collaboration de la part de sa nouvelle prise, le commandant du vaisseau pirate ordonna à l’équipe de lever les voiles vers Québec où il entrevoyait une excellente occasion de torturer la jeune fille. Aussi, on enferma cette dernière dans une cabine verrouillée, et ce, jusqu’à ce qu’on puisse apercevoir la côte de l’Amérique à l’œil nu.

Quelques jours à peine s'écoulèrent avant qu’une dense foret ne se pointe à l’horizon. Le capitaine fit monter Blanche sur le pont pour lui montrer ce qui devait être sa nouvelle terre d’accueil, l’endroit où elle espérait tant retrouver son amoureux et l’épouser. « La voici donc, cette nouvelle-France ! » exulta le capitaine. A ces paroles, la jeune fille perdit tout contact avec la réalité. Sans même réciter une dernière prière ou faire un signe de croix, Blanche se précipita par-dessus bord, dans les eaux glacées et agitées du golfe du Saint-Laurent. Une sorte de folie s’était emparée d’elle sans avertir. La pauvre n’eut aucune chance de s’en sortir, malgré les efforts (intéressés) des pirates pour la sortir de l’océan. Ainsi Blanche de Beaumont s’engouffra tragiquement dans les eaux profondes du Nouveau-Monde ; les vagues géantes la dérobèrent aux mains de ces bandits qui assistèrent à la scène.

L’équipage du bateau pirate, fort superstitieux, vit d’un très mauvais œil ce qui venait de se produire. Comme si la malédiction venait de les frapper de plein fouet, le capitaine et ses matelots n’osèrent plus prendre la parole tant ils redoutaient qu’un mauvais sort ne leur fut jeté.

Dans les instants qui suivirent la tragédie, un épais brouillard couvrit les environs, empêchant les pirates de mettre le cap vers toute destination. Se trouvant eux aussi dans une région inconnue, ils dérivèrent jusqu’au lendemain. Le brouillard se dissipant peu à peu, le navire s’approcha du majestueux rocher percé. Quelle stupéfaction eurent ces pirates qui ignoraient l’endroit où ils se trouvaient précisément. Mais le capitaine, intrigué par la majesté du rocher, ordonna de s’en approcher le plus possible. Les yeux de l’équipage étaient rivés sur le rocher quand, soudain, ils virent apparaitre, sur le point culminant, le spectre de Blanche de Beaumont, attifé d’une robe blanche immaculée. Les marins, terrifiés par ce retour du sort, poussèrent en chœur des cris d’horreur. Il s’agissait, pour ces durs à cuire, d’une malédiction certaine, et ils avaient désormais la conviction que le malheur allait s’abattre sur eux. De fait, les foudres du fantôme se manifestèrent d’emblée. Des mains immenses s’abaissèrent en direction du vaisseau et changèrent tout l’équipage et leur vaisseau en une masse rocheuse gigantesque.

Encore aujourd’hui, on peut voir des vestiges de ces rochers le long du Cap des Rosiers. Il reste suffisamment de matière pour remarquer l’endroit où s’abattit la malédiction de Blanche de Beaumont. La masse se désagrégea peu à peu avec le temps ; l’érosion des vagues fit son œuvre.

Pendant ce temps, le chevalier de Nérac souffrait terriblement. La légende ne fait pas mention de l’angoisse et de l’ennui qu’il éprouva durant ces longs mois d’attente. Du moins, devait-il combattre les sauvages et les anglais pour sauver l’honneur de la France, et ce, dans le chagrin le plus profond que lui inspirait l’absence de son amour. Son désespoir de n’avoir ni nouvelle ni signe de vie de sa bien-aimée fut tel qu’il n’avait plus le cœur à la guerre. Nérac périt quelques semaines après la mort de sa fiancée. Un iroquois lui transperça le cœur d’une flèche. Ainsi, l’ironie du sort voulu que les deux amoureux purent enfin unir leur destin devant Dieu, mais par la mort…

D’après certains témoins, des apparitions surviennent encore au rocher Percé. Ainsi, par temps brumeux, on peut apercevoir la silhouette de Blanche au-dessus du rocher, regardant au loin, à la recherche de son beau chevalier !

Les grandes légendes du Québec : un tour du Québec en 25 récits traditionnels

Rocher

Le monstre du lac Pohénégamook

Pony

On trouve, dans les légendes du peuple amérindien malacite du lac Pohénégamook, un grand animal marin qui vit depuis des siècles dans les fosses abyssales de cette mystérieuse étendue d’eau. D’une superficie d’environ dix-sept kilomètres carrés, ce grand lac, réputé pour être sans fond, a en fait une centaine de mètres de profondeur et cacherait, sous ses vagues agitées, une créature à la tête de vache et au corps de serpent.

En octobre 1957, le conteur Vladikov, biologiste de renom, aurait déclaré que le monstre était en réalité un gigantesque esturgeon, de même taille que ceux vivant dans leur habitat naturel, soit en haute mer. Sachant que ces poissons peuvent facilement atteindre près de huit mètres de longueur et peser dans les quatre cents kilos, il émit l’hypothèse suivante : un pêcheur autochtone aurait relâché dans le lac un esturgeon qu’il aurait pris en mer et qui se serait plutôt bien adapté à son nouveau milieu. S’accouplant avec des femelles d’eau douce, le monstre des mers aurait ainsi engendré une espèce hybride qui peuplerait désormais le lac.

Cependant, la plupart des témoins démentent cette hypothèse, car ils disent ne pas avoir vu le dos noir et osseux d’un esturgeon ; ils parlent davantage de deux ou trois bosses émergeant de l’eau. Il s’agirait donc d’un serpent de mer plutôt que d’un gros poisson. Certains affirment même que la créature marine possède une tête semblable à celle d’une vache, ce qui en ferait peut-être un cousin lointain des kelpies d’Ecosse, lesquels ressemblent à des chevaux. Malgré les divergences de descriptions, tous s’entendent pour dire que le monstre est très rapide et qu’il peut filer à une vitesse de quatre-vingt kilomètres à l’heure.

Notons que le grand lac Pohénégamook fut ensemencé plusieurs fois, mais qu’aucun pêcheur ne parvint jamais à prendre aucune des quatre-vingt mille truites ni aucun des soixante mille saumons qui furent introduits dans ses eaux.

Créatures fantastiques du Québec. 2, Bryan Perro

 

Pohénégamook est un village de la région du Bas-Saint-Laurent, situé au sud de Rivière-du-Loup, un peu à l’intérieur des terres, au bord d’un lac immense. Plusieurs de ses habitants racontent avoir vu le monstre au moins une fois dans leur vie et tout le monde s’entend pour le décrire de la même façon : vraiment gigantesque, avec une tête de dragon, un corps très long et très large. Il se manifeste au moins une fois par année, pas toujours exactement a la même date, mais immanquablement à la même période : au printemps, au moment du dégel.

Certaines gens l’ont vu, de leurs yeux vu; d’autres ont été témoins d’évènements insolites qu’ils ont attribués au monstre. Ainsi, quelqu’un avait construit pour son embarcation un quai très solide, qu’aucun humain n’aurait pu déplacer, et cette construction avait été transportée sur plusieurs mètres alors qu’il n’y avait ni tempête ni vent et que seule une force exceptionnelle avait pu la repousser aussi loin.

Il y a probablement de la vie sous ce lac qui, dit-on, est très profond. Les résidants de Pohénégamook ont donné à l’animal mystérieux le nom de Poony. Évidemment, de nos jours, des sceptiques doutent de sa présence, mais ceux qui l’ont vu affirment avec force qu’il existe réellement. Des évènements étranges – comme ce quai déplacé, une tempête inexpliquée, un débordement du lac hors de son lit alors qu’il n’y avait pas de vent – trouvent leur explication dans la présence mystérieuse d’un monstre habitant les profondeurs du lac Pohénégamook.

Le phénomène remonterait apparemment au XIXème siècle. Un prêtre gardait alors des petits esturgeons dans un bocal. La légende ne dit pas si les poissons provenaient d’œufs d’esturgeon que le prêtre aurait réussi à féconder, ou d’un pécheur qui lui aurait remis un esturgeon qu’il avait attrapé, mais le curé en gardait sept dans un petit aquarium. Les bébés poissons grossirent, évidemment, et, un jour, le prêtre se rendit compte qu’ils étaient devenus trop gros pour qu’il les garde chez lui. Il les jeta dans le lac Pohénégamook en se disant qu’ils seraient péchés ou qu’ils mourraient de mort naturelle, mais le lac est truffé de fosses qui peuvent s’enfoncer jusqu’à cent mètres sous le plancher de sable. Apparemment, un de ces esturgeons se serait caché dans l’une de ces fosses profondes et il aurait grossi, grossi, sans arrêt. Maintenant, il mesurerait environ sept mètres de long et sa queue serait large de deux mètres. Il serait devenu un animal gigantesque qui ne sortirait pas souvent ! Un jour, il serait remonté à la surface au moment où un bateau de touristes faisait le tour du lac. Les passagers furent terrifiés. Ils eurent tellement peur quand a surgi son immense queue que l’un d’eux a fait une crise cardiaque. On peut le comprendre quand on sait que cette apparition a provoqué des vagues qui ont duré une bonne demi-heure. Telle est la légende de Poony, l’horrible esturgeon.

Bestiaire des légendes du Québec, Nicole Guilbault

Pohe

Le monstre du lac Memphrémagog

Memphre

Même si sa dernière apparition remonte à une cinquantaine d’années, le monstre qui sillonne les eaux du lac Memphrémagog, en Estrie, demeure très présent dans l’esprit des riverains. Bien cachée dans les grottes sous-marines de cette étendue d’eau que l’on dit sans fond, la bête aurait l’aspect d’un grand serpent de mer. Depuis de nombreuses générations, on prétend que les amérindiens vivant sur les rives du lac ne s’y baignaient jamais par crainte d’être dévorés tout ronds.

Un récit de l’écrivain et poète Norman Bingham fondé sur une légende amérindienne raconte l’histoire d’une jeune sqaw qui fut tuée par son époux peu avant que ce dernier fut dévore par un grand serpent. La bête, excitée par le gout de la chair humaine, aurait d’abord bu le sang de la défunte puis aurait nagé sous la surface de l’eau à la recherche d’autres humains pour se sustenter. C’est alors que le monstre aurait aperçu le meurtrier dans son canot et l’aurait avalé devant des dizaines de témoins.

Depuis 1890, les apparitions du monstre du Memphrémagog se sont multipliées. Chaque année, des observateurs témoignent du mouvement anormal des vagues se formant en une large ondulation qui évoque le déplacement d’un gigantesque serpent sous-marin.

Créatures fantastiques du Québec. 1, Bryan Perro

Memphree

Le monstre du lac de Saint-Nérée

Saint neree

Vers 1700, dans la paroisse de Saint-Nérée, des enfants s’amusaient avec des ouaouarons sur un lac, pas très loin du village. Ils les attrapaient dans des petits filets, les jetaient sur la rive ou les lançaient dans l’eau, un peu comme on le fait en jouant a la balle. Après une heure ou deux, comme ils ne s’arrêtaient pas, une grosse bête surgit de l’eau et les attaqua. Ils partirent en courant, en criant, et racontèrent leur histoire au village. Un pécheur qui n’était pas loin avait vu la scène et s’était rapproché. Le monstre renversa son canot et l’homme s'en sortit avec une peur bleue. Lui aussi revint vite sur la rive, tout essoufflé, mouillé et tremblant, en disant qu’un monstre se cachait au fond de l’eau. Il alla ensuite rapporter les faits au curé qui décida de se rendre sur place à son tour pour vérifier ce qui en était. Mais il ne vit rien. Il eut beau scruter le lac, depuis le rivage jusqu’au milieu des eaux, marcher sur son pourtour pour surprendre un signe, une vague, une forme quelconque, rien ne se manifesta.

Il demanda à tous les pécheurs du village de partir à leur tour sur le lac pour chasser l’animal étrange et dangereux, s’il existait... Quand le soir tomba, ils sortirent les fanaux, mirent les chaloupes à l’eau et s’avancèrent lentement sur le lac. Tout à coup, le monstre surgit une nouvelle fois et, en colère contre eux, parce qu'il craignait que ses petits ne soient tués ou blessés, il renversa toutes les embarcations.

Le prêtre essaya alors de sauver la situation en priant et, pendant qu’il récitait ses oraisons, le monstre plongea. Il n’est jamais ressorti. Mais les gens de Saint-Nérée affirment qu’il reviendra si jamais on dérange à nouveau ses petits ou si on leur fait du mal. Les petits ouaouarons doivent être laissés en paix.

Le lac a la forme d’une goutte d’eau, et c’est dans la partie étroite que se réfugie le monstre avec sa progéniture. Si jamais il se sentait menacé, il devrait ressortir. Mais comme c’est une légende, nul ne peut jurer de rien.

Bestiaire des légendes du Québec, Nicole Guilbault

St neree

Le pont de Québec ou pont du Diable

Pont de quebec

Blasphèmes et malédictions ! Erigé au début du siècle dernier, le pont de Québec possède une histoire riche. Les catastrophes qui se sont produites ont alimentés l’imaginaire québécois au point où plusieurs légendes ont vu le jour depuis ce temps. Comme dans la plupart des contes que notre pays ait porté au cours des quatre derniers siècles, le clergé et le Diable occupent souvent le premier rôle. Vous le verrez dans cette légende, les artisans qui ont participé à la construction du pont auraient peut-être du écouter le curé et… repousser les avances du Diable !

L’histoire du pont de Québec débute dès l’an 1900, mais ce n’est qu’en 1919 qu’on inaugura cette construction gigantesque et unique. On dira bien ce qu’on voudra, mais quand on prend dix-neuf ans pour bâtir un pont, quelque chose ne tourne pas rond. C’est pourtant bien ce qui se produisit. Selon plusieurs sources, il s’agit d’un pont maudit !

Admettons tout de même que pareille entreprise demandait pas mal de génie à cette époque. D’autant que les moyens n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, on l’imagine bien, et ce, même si la main-d’œuvre essentiellement autochtone était la meilleure du pays. Etrangement, les amérindiens ne souffraient pas du mal des hauteurs. Quoi qu’il en soit, deux personnes se distinguèrent du lot par leur courage et leur détermination. Il s’agissait de Billy Diamond et de Georges Erasmus. Du cœur au ventre ! Ces deux jeunes gens accomplirent le travail de dis hommes à eux seuls. Plus futé que les autres, Diamond fit part de son inquiétude quant à la structure du pont qu’il jugeait fragile. Il en parla au contremaitre, qui fit la sourde oreille au lieu d’en glisser un mot à l’ingénieur en chef.

Bien que les amérindiens étaient davantage portés vers l’anglais pour des raisons historiques, ils s’appropriaient néanmoins très aisément les blasphèmes et les jurons que les autres travailleurs canadiens-français osaient crier à tue-tête. Tout l’outillage clérical y passait, ce qui en disait long au sujet du vocabulaire des ouvriers et de leur dévotion pour l’Eglise… Mais le curé Bonsecours de la paroisse de Sillery, aumônier des travailleurs à l’époque, avait l’oreille fine. Il portait attention à toutes les conversations qui lui passaient sous le nez. Un beau jour, le curé vint s’asseoir avec la compagnie pendant la pause-repas et prit la parole :

- Je préfère vous le dire, mes amis : si vous continuez à blasphémer de la sorte, jamais le pont ne se construira, déclara le curé avec beaucoup d’assurance.

- Comment faites-vous pour savoir ça ? répondit Diamond en fanfaron.

- Sachez que les murs ont des oreilles et que Dieu est partout, répliqua le curé.

- Des murs ? Ou ça ? demanda Erasmus.

- Dans le Far West ! répondit le curé.

Visiblement irrité par la question de l’amérindien, le bouillon monta dans la gorge du curé. En plein après-midi, sous un soleil ardent, son front luisait de sueur et ses yeux étaient de braise… Il se leva d’un coup sec et quitta les lieux. Pendant ce temps ; Diamond et Erasmus esquissaient un sourire baveux, l’un d’eux levant une fesse pour mieux péter.

Ce n’était évidemment rien pour empêcher les hommes de sacrer à volonté. Du reste, le curé venait faire sa tournée de temps en temps, leur répétant la même chanson : « si vous ne cessez pas de blasphémer, vous pouvez tout de suite oublier l’inauguration de ce pont ». Mais les ouvriers s’en moquaient et continuaient d’invoquer tous les objets de culte du Vatican au grand complet.

Le matin du 29 aout 1907, un ingénieur, membre d’une équipe d’inspection de la structure du pont, fit parvenir un télégramme au contremaitre. Dans sa lettre, il indiquait que les travaux devaient cesser pour assurer la sécurité des travailleurs. Selon lui, ils devaient voir à renforcer les assises qui menaçaient de céder à tout instant.

« Ne mettez pas de charge additionnelle sur le pont de Québec pour le moment. Vous feriez mieux de faire une examen minutieux immédiatement ».

Un monteur du nom de Beauvais se trouvait sur la structure du pont, juché à une dizaine de mètres dans les airs. Son travail ? Poser des rivets. Le boulot allait bon train cette journée-là, mais vers la fin de l’après-midi, le travailleur nota une anomalie à l’une des pièces qu’il venait tout juste de fixer au pont. Il nota que l’un des rivets s’était pour ainsi dire cassé. Et juste au moment où il voulut avertir le contremaitre de cet incident, le désastre se produisit.

Soixante-quinze ouvriers présents périrent après l’écroulement de la structure du pont dans les eaux tumultueuses du fleuve Saint-Laurent. Une partie importante de la construction s’était effondrée alors que plusieurs avaient pressenti le désastre. En tout, quatre-vingt-six travailleurs se trouvaient sur le pont au moment où la structure a cédé. Partout dans les environs, on entendit un vacarme terrifiant quand le métal se mit à tordre. Même à plus de dix kilomètres à la ronde, on croyait au tremblement de terre. Dans la cohue, Beauvais n’eut même pas le temps pour un signe de croix ou une petite prière ; il sentit les poutres tomber dans le vide, sous ses pieds… Sa chute ne fut pourtant pas fatale, heureusement pour lui, et il parvint à sa dégager des débris métalliques. Il s’en sortit avec une fracture et quelques égratignures. Aussi ce fut probablement le fruit d’un miracle si le mécanicien Rodrigue survécut à la dégringolade de sa locomotive qui sombra dans le fleuve. Un bateau vint à sa rescousse alors qu’il tentait désespérément de garder sa tête hors de l’eau. Sans doute le plus chanceux de tous fut un dénommé Huot. Au moment où il s’apprêtait à sonner la fin du quart de travail, il sentit le tablier du pont glisser sous ses pieds. Il eut le temps de s’enfuir à toutes jambes et de regagner la terre ferme au moment où il entendit les poutres se tordre derrière lui.

Hélas, les chanceux furent moins nombreux que les autres. Soixante-quinze travailleurs sur un total de quatre-vingt-six périrent. Pour certains, ce fut le poids de l’acier qui les écrasa, pour les autres, ce fut la chute vertigineuse, voire fatale dans le fleuve glacé. Quelques-uns, encore vivants après la chute dans le Saint-Laurent, se noyèrent devant le regard impuissant de ceux sur la terre ferme. Aujourd’hui encore, on retrouve, en mémoire de cet événement tragique, au cimetière de Saint-Romuald, des épitaphes composées de pièces de métal récupérées des décombres de la structure en partie engloutie et dont quelques poutres purent être récupérées.

Dans les jours qui suivirent la catastrophe, le reste de l’équipe devint soudainement plus superstitieux, se souvenant bien sur des propos du curé. Aussi, le contremaitre décida de suivre les recommandations du curé lors de la reprise des travaux. L’interdiction totale de blasphémer pendant l’édification du pont fut émise. Quiconque contrevenait au règlement était automatiquement renvoyé.

Le plus candide des lecteurs se demandera certainement pourquoi on décida de poursuivre les travaux de ce pont maudit. Souvenons-nous qu’à l’époque, la ville de Québec avait besoin de ce pont métallique pour son développement économique. Et l’arrivée du chemin de fer à Québec, au cours du XIXème siècle, motiva la création d’une compagnie qui avait pour mandat d’édifier un pont.

Une telle catastrophe ébranla la communauté locale, de même que les ingénieurs et les travailleurs spécialistes qui en entendirent parler. Le site devint un lieu de pèlerinage pour ces personnes qui furent touchées de près par le triste événement. Il fallait maintenant tout dégager afin de permettre aux ouvriers de reprendre les travaux. Ce n’est que quelques années plus tard qu’on forma une deuxième équipe composée d’ingénieurs, de monteurs et d’ouvriers spécialisés. Bien entendu, on changea les plans et plusieurs modifications furent apportées pour éviter qu’une deuxième charge soit exempte d’erreurs. Lorsque le gouvernement du Canada reprit le projet en main, on prit soin d’éviter toute erreur de calcul ou d’estimation. Aussi, on opta pour un autre type d’acier et pour une construction plus robuste.

Malgré toutes les bonnes intentions des nouveaux instigateurs du projet, la malheur frappa de nouveau. Un 11 septembre, mais en 1916 celui-là, soit un peu plus de neuf ans après la tragédie qui coûta la vie à soixante-quinze travailleurs, une autre partie du pont sombra dans le fleuve. Cette fois, ce fut la travée centrale qu’on s’affairait à installer selon les règles de l’art. Du coup, les noms de treize autres travailleurs s’ajoutèrent à la liste des personnes qui périrent durant la construction de ce pont maudit.

Après seize années de travaux, de tragédies, de blasphèmes et de malédictions, le contremaitre se retrouvait le bec dans l’eau, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots. Les dirigeants des travaux devinrent inéluctablement anxieux, car ils craignaient une nouvelle commission royale d’enquête. Mais, à la fois, ils étaient si près du but. Dans la cohue qui suivit la deuxième catastrophe, on congédia les ingénieurs qu’on jugeait fort négligents concernant la sécurité des artisans.

Toutefois, les hommes du chantier ne désespéraient pas. Même si tous avaient la mine basse et le regard timoré, il fallait terminer la construction de ce pont, une aventure qui n’en finissait plus. Mais pour arriver à la fin des travaux, on se devait d’embaucher des ingénieurs. Alors que le contremaitre se mettait à la recherche de spécialistes qui étaient une denrée rare à l’époque, un homme se présenta au chantier.

- Vous êtes le contremaitre ? lui demanda l’inconnu.

- Oui, c’est exact, lui répondit-il d’un air surpris.

- Je suis ingénieur, voulez-vous m’embaucher ? demanda l’homme avant d’ajouter :

« Je vais vous le construire, votre pont ! Je vous assure qu’il n’y aura plus de catastrophe. En revanche, la première personne qui traversera la structure devra me vendre son âme ! »

Le contremaitre ne porta pas attention à la dernière phrase que cet homme aux allures bizarres venait de lui dire. Etonnamment, il ne lui posa pas davantage de questions, tout hypnotisé qu’il était soudain, et il confia le travail à cette personne pourtant inconnue.

La structure du pont fut achevée en 1917. Mais l’inauguration officielle de la construction eut lieu seulement deux en plus tard, soit en 1919. Pour l’occasion, le prince de Galles se déplaça ainsi que plusieurs personnalités politiques du Québec. Bien entendu, tous les travailleurs du pont furent invités à la cérémonie, dont le mystérieux ingénieur qui avait donc tenu promesse. C’est alors que s’approcha de lui le contremaitre vit, dans ses yeux vitreux, une malice indicible. Pour tout dire, l’homme avait l’air du diable en personne. Un peu plus et de la fumée lui sortait par les oreilles. En voyant cela, le contremaitre tourna les talons tout en se remémorant le jour de leur première rencontre. Les paroles de l’homme lui revinrent nettement à l’esprit : « en revanche, la première personne qui traversera la structure devra me vendre son âme… » Noyé dans ce souvenir dont il comprenait enfin le sens, mais trop tard, le contremaitre fut soudain transi d’effroi. Et alors qu’on s’apprêtait à enjamber la travée, le contremaitre aperçut un chat noir qui rôdait aux alentours. Sans même y penser, il le saisit d’une main et le lança sur le Diable et les deux disparurent en même temps, comme par magie. Néanmoins, on retrouva, juste un peu plus loin, une poignée de poils ensanglantés. L’achèvement de la construction du pont de Québec serait-elle l’œuvre du Diable ?

Si vous vous rendez à Québec un jour, et que vous souhaitiez traverser le fleuve, il vaudrait peut-être mieux emprunter le pont Pierre-Laporte car il paraît que le diable attend toujours de se venger….

Les grandes légendes québécoises : redécouvrez ces histoires qui ont marqué notre imaginaire, Gaston Gendron

Pont

Le loup garou

Loup garou

[…]

Le pauvre Joachim Crête, l’était pas assez, lui, craignant de Dieu.

C’est pas qu’il était un ben méchant homme, non ; mais il était comme j’en connais encore de nos jours : y pensait au bon Dieu et à la religion quand il avait du temps de reste. Ça, ça porte personne en route.

Il aurait pas trigaudé un chat d’une cope, j’cré ben ; y faisait son carême et ses vendredis comme père et mère, à c’qu’on disait. Mais y se rendait à ses dévotions ben juste une fois par année ; y faisait des clins d’yeux gouailleurs quand on parlait de la quête de l’Enfant-Jésus devant lui : et pi, dame, il aimait assez la goutte pour se coucher rond tous les samedis au soir, sans s’occuper si son moulin allait marcher sus le dimanche ou sus la semaine.

Parce qu’il faut vous dire, les enfants, que Joachim Crête avait un moulin, un moulin à farine, dans la concession de Beauséjour, sus la petite rivière qu’on appelle la Rigole.

C’était pas le moulin de Lachine, si vous voulez ; c’était pas non plus un moulin de seigneurie ; mais il allait tout de même, et moulait son grain de blé et d’orge tout comme un autre.

Il me semble de le voir encore, le petit moulin tout à côté du chemin du roi. Quand on marchait pour not’ première communion, on manquait jamais d’y arrêter en passant, pour se reposer.

C’est là que j’ai connu le pauvre malheureux : un homme dans la quarantaine qu’haïssait pas à lutiner les fillettes, soit dit sans médisance.

Comme il était garçon, y s’était créé un cambuse dans son moulin, où c’qu’il vivait un peu comme un ours, avec un engagé du nom de Hubert Sauvageau, un individu qu’avait voyagé dans les Hauts, qu’avait été sus les cages, qu’avait couru la prétentaine un peu de tout bord et de tout côté, où c’que c’était ben clair qu’il avait appris rien de bon.

Comment c’qu’il était venu s’échouer à Saint-Antoine après avoir roulé comme ça ? On l’a jamais su. Tout c’que je peux vous dire, c’est que si Joachim Crête était pas c’que y avait de plus dévotieux dans la paroisse, c’était pas son engagé qui pouvait y en remontrer sus les principes comme on dit.

L’individu avait pas plus de religion qu’un chien, sus vot’ respèque. Jamais on voyait sa corporence à la messe ; jamais il ôtait son chapeau devant le Calvaire ; c’est toute si y saluait le curé du bout des doigts quand y le rencontrait sus la route. Enfin, c’était un homme qu’était dans les langages, ben gros.

- De quoi c’que ça me fait tout ça ? disait Joachim Crête, quand on y en parlait ; c’est un bon travaillant qui chenique pas sus l’ouvrage, qu’est fiable, qu’est sobre comme moi, qui mange pas plusse qu’un autre, et qui fait la partie de dames pour me désennuyer : j’en trouverais pas un autre pour faire mieux ma besogne quand même qu’y s’userait les genoux du matin au soir à faire le Chemin de la Croix.

Comme on le voit, Joachim Crête était un joueur de dames : et si quéqu’un avait jamais gagné une partie de polonaise avec lui, y avait personne dans la paroisse qui pouvait se vanter de y avoir vu faire queuque chose de pas propre sus le damier.

Mais faut aussi que le Sauvageau était pas loin de l’accoter, parce que - surtout quand le meunier avait remonté de la ville dans la journée avec une cruche - ceux qui passaient le soir devant le moulin les entendaient crier à tue-tête chacun leur tour : -Dame ! –Mange ! –Soufflé ! -Franc-coin ! -Partie nulle !... Et ainsi de suite, que c’était comme une vraie rage d’ambition.

Mais arrivons à l’aventure que vous m’avez demandé de vous raconter.

Ce soir-là, c’était la veille de Noël, et Joachim Crête était revenu de Québec pas mal lancé, et – faut pas demander ça – avec un beau stock de provisions dans le coffre de sa carriole pour les fêtes.

La gaieté était dans le moulin.

Mon grand-oncle, le bonhomme José Corriveau, qu’avait une pochetée de grain à faire moudre, y était entré sus le soir, et avait dit à Joachim Crête :

- Tu viens à la messe de Mênuit sans doute ?

Un petit éclat de rire sec y avait répondu. C’était Hubert Sauvageau qu’entrait, et qu’allait s’assire dans un coin, en allumant son bougon.

- On voira ça, on voira ça ! qu’y dit.

- Pas de blague, la jeunesse ! avait ajouté bonhomme Corriveau en sortant : la messe de Mênuit, ça doit pas se manquer, ça.

Puis il était partit, son fouet à la main.

- Ha !ha ! ha !... avait ricané Sauvageau ; on va d’abord jouer une partie de dames, monsieur Joachim, c’pas ?

- Dix, si tu veux, mon vieux ; mais faut prendre un coup premièrement, avait répondu le meunier.

Et la ribote avait commencé.

Quand ça vint sur les onze heures, un voisin, un nommé Vincent Dubé, cogna à la porte :

- Coute donc, Joachim, qu’y dit, si tu veux une place dans mon berlot pour aller à la messe de Mênuit, gêne-toi pas : je suis tout seul avec ma vieille.

- Merci, j’ai ma guevale, répondit Joachim Crête.

- Vont-y nous ficher patience avec leux messe de Mênuit ! s’écria le Sauvageau, quand la porte fut fermée.

- Prenons un coup ! dit le meunier.

Et avant la pintochade, avec le jeu de dames !

Les gens qui passaient en voiture ou à pied se rendant à l’église se disaient :

- Tiens, le moulin de Joachim Crête marche encore : faut qu’il ait gros de farine à moudre.

- Je peux pas craire qu’il va travailler comme ça sus le saint jour de Noël.

- Il en est capable.

- Oui, surtout si son Sauvageau s’en mêle…

Ainsi de suite.

Et le moulin tournait toujours, la partie de dames s’arrêtait pas ! Et la brosse allait son train.

Une santé attendait pas l’autre.

Queuqu’un alla cogner à la fenêtre :

- Holà ! vous autres ; y s’en va mênuit. V’là le dernier coup de la messe qui sonne. C’est pas bien chrétien, c’que vous faites là.

Deux voix répondirent :

- Allez au sacre ! et laissez-nous tranquilles !

Les derniers passants disparurent. Et le moulin marchait toujours.

Comme il faisait un beau temps sec, on entendait le tic-tac de loin ; et les bonnes gens faisaient le signe de la croix en s’éloignant.

Quoique l’église fut à ben proche d’une demi-lieue du moulin, les sons de la cloche y arrivaient tout à clair.

Quand il entendit le tinton, Joachim Crête eut comme une espèce de remords :

- V’là mênuit, qu’y dit, si on levait la vanne…

- Voyons, voyons, faites donc pas la poule mouillée, hein ! que dit le Sauvageau. Tenez, prenons un coup et après ça je vous fais gratter.

- Ah ! quant à ça, par exemple, t’es pas bletté pour, mon jeune homme !... Sers-toi, et à ta santé !

- A la vôtre, monsieur Joachim !

Ils n’avaient pas remis les tombleurs sus la table que le dernier coup de cloche passait sus le moulin comme un soupir dans le vent.

Ca fut plus vite que la pensée… crac ! v’là le moulin arrêté net, comme si le tonnerre y avait cassé la mécanique. On aurait pu entendre marcher une souris.

- Quoi c’que ça veut dire, c’te affaire-là ? que s’écrie Joachim Crête.

- Queuques joueurs de tours, c’est sûr ! que fit l’engagé.

- Allons voir c’que y a, vite !

On allume un fanal, et v’là nos deux joueurs de dames partis en chambranlant du côté de la grand’roue. Mais ils eurent beau chercher et fureter dans tous les coins et racoins, tout était correct ; y avait rien de dérangé.

- Y a du sorcier là-dedans ! qu’y dirent en se grattant l’oreille.

Enfin, la machine fut remise en marche, on graissit les mouvements, et nos deux fêtards s’en revinrent en baraudant reprendre leux partie de dames – en commançant par reprendre un coup d’abord, ce qui va sans dire.

- Salut, Hubert !

- C’est tant seulement, monsieur Joachim…

Mais les verres étaient à peine vidés que les deux se mirent à se regarder tout ébarouis. Y avait de quoi : ils étaient soûls comme des barriques d’abord, et puis le moulin était encore arrêté.

- Faut que des maudits aient jetés des cailloux dans les moulanges, balbutia Joachim Crête.

- Je veux que le gripette me torde le cou, baragouina l’engagé, si on trouve pas c’qu’en est, c’te fois-citte !

Et v’là nos deux ivrognes, le fanal à la main, à rôder tout partout dans le moulin, en butant pi trébuchant sus tout c’qu’y rencontraient.

Va te faire fiche ! y avait rien, ni dans les moulanges ni ailleurs.

On fit repartir la machine ; mais ouichte, un demi-tour de roue, et pi crac !... pas d’affaires : ça voulait pas aller.

- Que le diable emporte la boutique ! vociféra Joachim Crête. Allons-nous en !

Un juron de païen lui coupa la parole. Hubert Sauvageau, qui s’était accroché les jambes dans queuque chose, manquable, venait de s'élonger sus le pavé comme une bête morte.

Le fanal, qu’il avait dans la main, était éteindu mort comme de raison ; de sorte qu’y faisait noir comme chez le loup : et Joachim Crête, qu’avait pas trop à faire que de se piloter tout seul, s’inventionna pas d’aller porter secours à son engagé.

- Que le pendard se débrouille comme y pourra ! qu’y dit, moi j’vas prendre un coup.

Et, à la lueur de la chandelle qui reluisait de loin par la porte ouverte, il réussit, de Dieu et de grâce, et après bien des zigzags, à se faufiler dans la cambuse, où c’qu’il entra sans refermer la porte par derrière lui, à seule fin de donner une chance au Sauvageau d’en faire autant.

Quand il eut passé le seuil, y piqua tout dret sus la table où c’qu’étaient les flacons, vous comprenez bien ; et il était en frais de se verser une gobe en swignant sus ses hanches, lorsqu’il entendit derrière lui comme manière de gémissement.

- Bon, c’est toi ? qu’y dit sans se revirer ; arrive c’est le temps.

Pour toute réponse, il entendit une nouvelle plainte, un peu plus forte que l’autre.

- Quoi c’que y a !... T’es-tu fait mal ?... Viens prendre un coup, ça te remettra.

Mais bougez pas, personne venait n’y répondait.

Joachim Crête, tout surpris, se revire en mettant son tombleur sus la table et reste figé, les yeux grands comme des piastres françaises et les cheveux drets sus la tête.

C’était pas Hubert Sauvageau qu’il avait devant la face : c’était un grand chien noir, de la taille d’un homme, avec des crocs longs comme le doigt, assis sus son derrière, et qui le regardait avec des yeux flamboyants comme des tisons.

Le meunier était pas d’un caractère absolument peureux : la première souleur passée, il prit son courage à deux mains et appela Hubert :

- Qui c’qu’a fait entrer ce chien-là icitte ?

Pas de réponse.

- Hubert ! insista-t-il la bouche empâtée comme un homme qu’a trop mangé de cisagrappes, dis-moi donc d’où c’que d’sort ce chien-là !

Motte !

- Y’a du morfil là-dedans ! qu’y dit : marche te coucher, toi !

Le grand chien lâcha un petit grognement qui ressemblait à un éclat de rire, et grouilla pas.

Avec ça, pas plus d’Hubert que sus la main.

Joachim Crête était pas aux noces, vous vous imaginez. Y comprenait pas c’que ça voulait dire ; et comme la peur commençait à le reprendre, y fit mine de gagner du côté de la porte. Mais le chien n’eut qu’à tourner la tête avec ses yeux flambants, pour y barrer le chemin.

Pour lorsse, y se mit à manœuvrer de façon à se réfugier tout doucement et de raculons entre la table et la couchette, tout en perdant le chien de vue.

Celui-ci avança deux pas en faisant entendre le même grognement.

- Hubert ! cria le pauvre homme sur un ton désespéré.

Le chien continua à foncer sus lui en se redressant sus ses pattes de derrière, et en le fisquant toujours avec ses yeux de braise.

- A moi !... hurla Joachim Crête hors de lui, en s’acculant à la muraille.

Personne ne répondit ; mais au même instant, on entendit la cloche de l’église qui sonnait l’Elévation.

Alors une pensée de repentir traversa la cervelle du malheureux.

- C’est un loup-garou ! s’écria-t-il, mon Dieu, pardonnez-moi !

Et il tomba à genou.

En même temps, l’horrible chien se précipitait sus lui.

Par bonheur, le pauvre meunier, en s’agenouillant, avait senti quelque chose derrière son dos, qui l’avait accroché par ses hardes.

C’était une faucille.

L’homme eut l’instinct de s’en emparer, et en frappa la brute à la tête.

Ce fut l’affaire d’un clin d’œil, comme vous pensez bien. La lutte d’un instant avait suffi pour renverser la table, et faire rouler les verres, les bouteilles et la chandelle sus la plancher. Tout disparut dans la noirceur.

Joachim Crête avait perdu connaissance.

Quand il revint à lui, quéqu’un y jetait de l’eau frette au visage, en même temps qu’une voix ben connue y disait :

- Quoi c’que vous avez donc eu, monsieur Joachim ?

- C’est toi Hubert ?

- Comme vous voyez.

- Où c’qu’il est ?

- Qui ?

- Le chien.

- Queu chien ?

- Le loup-garou.

- Hein !...

- Le loup-garou que j’ai délivré avec ma faucille !

- Ah ! ça, venez-vous fou, monsieur Joachim ?

- J’ai pourtant pas rêvé ça… Pi toi, d’où c’que tu viens ?

- Du moulin.

- Mais y marche à c’te heure, le moulin ?

- Vous l’entendez.

- Va l’arrêter tout de suite : faut pas qu’y marche sus le jour de Noël.

- Mais il est passé le jour de Noêl, c’était hier.

- Comment ?

- Oui, vous avez été deux jours sans connaissance.

- C’est-y bon Dieu possible ! Mais quoi c’que t’as donc à l’oreille toi ? Du sang !

- C’est rien.

- Où c’que t’as pris ça ? Parle !

- Vous savez ben que j’ai timbé dans le moulin, la veille de Noël au soir.

- Oui.

- Et ben, j’me suis fendu l’oreille sus le bord d’un sieau.

Joachim Crête, mes enfants, se redressit sur son séant, hagard et secoué par un frémissement d’épouvante :

- Ah ! Malheureux des malheureux ! s’écriat-t-il ; c’était toi !...

Et le pauvre homme retomba sus son oreiller avec un cri de fou.

Il est mort dix ans après, sans avoir retrouvé sa raison.

Quant au moulin, la débâcle du printemps l’avait emporté.

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